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La naissance du désir

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Le désir n’est concevable que chez les êtres parlants […].
Dans l’espèce humaine, le petit ne peut seul satisfaire
ses besoins les plus élémentaires, il doit en passer par un Autre,
capable de les satisfaire, et pour ce faire parler son langage,
lui adresser une demande. […] Simultanément, la transposition du
besoin en demande produit un décalage : c’est là que se loge le désir.
Il court sous tout ce qui se dit, y compris dans vos rêves,
sans pouvoir être dit en clair. 
Jacques-Alain Miller, « Lacan, professeur de désir »

 

Dans l’abord des rêves et des fantasmes chez l’enfant, quelques questions se posent, parmi lesquelles : comment le désir naît-il, au « jeune sujet » ? Quelles sont les conditions de son advenue ? Comment l’enfant, par la voix de son énonciation, parvient-il à tracer le chemin de son désir ?

Partons du décalage produit par la transposition du besoin en demande, où le désir viendrait se loger – le « logement » donnant ici une indication topologique importante.

La voie des fictions

Daniel Roy fait valoir la « structure de “fiction”[1] » si noble, et non dépréciative, que nous pouvons donner aux récits des enfants, dont certains ouvrent au champ de la subjectivité, c’est-à-dire du désir. Cette voie donne toute sa valeur aux mémorables « Mille et une fictions de l’enfant[2] ».

Prendre en considération le champ du désir qui circule entre les paroles de l’enfant, au-delà de toute demande, et « dans l’écart entre la manifestation du besoin et sa traduction signifiante[3] », comme le rappelle Angèle Terrier, est aujourd’hui, à l’époque du « tout-neuro » et du déni de l’inconscient, un enjeu crucial de la dignité que nous reconnaissons au sujet de l’inconscient, si jeune soit-il. Décalage et écart donnent alors l’idée d’une respiration salutaire, d’un espace productif, mais aussi de l’introduction de la dimension du manque, si précieuse, pour qu’apparaisse le désir, qui nécessite cette place vacante.

Il ne semble pas exagéré d’affirmer ici que cette bien nommée dit-mansion du désir, faisant une place élective au dit de l’enfant, valorise et soutient l’énonciation et les trouvailles singulières qui se construisent, pas à pas, dans une relation à un Autre qui réponde de sa personne et paye de son jugement. Ainsi, un désir va-t-il pouvoir naître dans cette marge singulière où s’ébauche un Autre de la demande préalable à toute parole.

La naissance de l’Autre

Si, ainsi que l’affirme Lacan « Il faut prendre le désir à la lettre[4] », un rêve n’est pas qu’un rêve, et Freud le premier y reconnaît le désir.

La naissance du désir, nouvelle Vénus freudienne, se situe sous l’égide inaugurale de La Naissance de la psychanalyse, et sous celle, lacanienne, de la promotion du désir comme désir de l’Autre, lieu de la parole et du langage, proposition dont Robert et Rosine Lefort font l’objet électif de leur ouvrage intitulé Naissance de l’Autre.

Résumons-en brièvement l’une des thèses fortes : l’enfant, son corps, sa parole, ne peuvent naître qu’au champ de l’Autre, mais « encore faut-il que l’Autre soit, c’est-à-dire que, le signifiant pré-existe […]. En dehors du signifiant il n’y a pas de structure. Il s’agit pour lui d’une a-structure. »

Les auteurs soulignent ici la nécessité que l’Autre soit troué pour que l’objet – pulsionnel par essence – en tant que tel, prenne « place dans un montage, le tour pulsionnel, lequel implique absolument l’Autre et destitue l’objet de sa dimension de réel en le marquant d’une perte[5].

Topologie désirante

À la fin de l’ouvrage, leur thèse peut se résumer ainsi : l’analyse – y compris celle d’un enfant – est une opération topologique. Le désir ne peut surgir que d’un manque, d’un trou, d’un vide. Il court entre les lignes du graphe, entre l’énoncé et l’énonciation du sujet qui s’affirme au-delà de toute demande faite à l’Autre, et dans sa rencontre avec le fantasme, soutien du désir, et « ancrage du corps parlant », précise D. Roy. Il y faut donc le corps.

C’est dans ce mouvement topologique que D. Roy note également que nous recueillons de la bouche de l’enfant « à la fois les traces qui vont constituer les voies de son désir […] et les mêmes signifiants qui vont baliser la réalité dans laquelle son corps prend place. » Cette réalité humaine est un « montage du symbolique et de l’imaginaire » constituant « les semblants qui délimitent le cadre dans lequel circule, et se fixe, le désir[6] ». Une affaire de place, de trace, de cadre et de circulation donc.

Le petit Hans

Référons-nous au petit Hans qui, n’ayant pas d’abord à sa portée les signifiants pouvant faire borne au désir singulier de sa mère (de le prendre dans son lit contre l’avis de son mari, de lui montrer ses culottes, de menacer l’intégrité de son corps sexué s’il se touche), développe une frayeur monumentale du cheval qui rue. Avec l’aide de Freud, secondé par son père, Hans va pouvoir affirmer la force d’un désir, à travers ses fictions et fantasmes extraordinaires auxquels une place est faite par un Autre, conquis à l’analyse, et qui prend à la lettre les propos et les constructions logiques de son fils.

Ainsi Hans invente-t-il la scène fameuse des deux girafes, avec laquelle il fera passer l’objet de sa peur, d’abord localisé sur la bouche du cheval et sa possibilité de morsure primordiale, à la dimension désirante de la voix, lorsqu’il invente la grande girafe qui crie, et qu’il s’assoit sur la petite girafe. Opération éminemment symbolique et inouïe, où le petit garçon peut s’emparer du langage pour assoir, précisément, son désir de s’en sortir : du cheval d’angoisse qui rue, à la girafe en papier qui crie, il s’extrait de l’inconfort de sa position, faisant par ailleurs appel à la grosse voix du père : « Tu dois être en colère ! », lui dit l’enfant.

Lacan commente ce passage dans son Séminaire IV : « Littéralement, le petit Hans nous montre ici, tel le prestidigitateur, l’image doublée de sa mère, sa métonymie, n’être qu’un morceau de papier, une girafe chiffonnée sur laquelle il s’assoit. […] Si j’avais voulu inventer une métaphore du passage de l’imaginaire au symbolique, je n’aurais jamais pu inventer l’histoire des deux girafes telle que l’a fantasmée le petit Hans et telle qu’il l’articule dans tous ses éléments. Il s’agit de la transformation d’une image dessinée en une boule de papier qui est entièrement symbole, élément mobilisable comme tel. Et il s’assoit sur sa mère enfin réduite au symbole, à ce chiffon de papier dont on s’empare[7] ».

Faisant valoir l’acte contre l’éducation, le désir contre le dressage, Lacan ajoute : « les actes spontanés d’un enfant sont quelque chose de beaucoup plus direct et plus vif que les conceptions mentales d’un être adulte après les longues années de crétinisation amplificatoire, que constitue […] l’éducation[8] ».

Le désir, une voie vers l’émancipation

Concluons cette prosopopée du désir en l’illustrant par l’affirmation formidable d’un désir que cette petite fille d’à peine deux ans met en scène devant ses parents ébahis. Lasse, sans doute, d’entendre les rugissements extraordinaires d’un acteur de la Comédie française qui se prenait pour le lion « pris dans des rets[9] » de la fable de La Fontaine, elle se lève tranquillement de sa petite chaise et, retirant la délicieuse tétine de sa bouche tout en s’approchant de l’écran coupable d’un tel charivari, profère un retentissant : « Ça suffit le lion ! » à l’adresse du faux lion.

Cela lui permet alors de retourner s’assoir à sa place et d’assister à la suite de la scène, confortée peut-être dans l’affirmation du désir de faire taire l’animal furieux…

Tout comme le petit Hans, chiffonnant sa girafe et s’asseyant dessus, livre le scénario mythique de sa propre émancipation, et de celle de son désir naissant… de metteur en scène.

Épilogue : la naissance du partenaire-symptôme

Il se pourrait que cette émancipation, affirmation du désir chez l’enfant face à un Autre consistant, contribue, paradoxalement, à en amorcer l’inconsistance. La naissance du désir ne serait dès lors plus corrélative d’une primordiale naissance de l’Autre, mais de sa réduction au « partenaire-symptôme[10] ».

  1. Roy D., « Rêves et fantasmes chez l’enfant », disponible sur le site www.institut-enfant.fr.
  2. Titre de la XXIIIe Journée d’étude du CEREDA, janvier 2000, Toulouse, inédit.
  3. Terrier A., « Se faire un monde », disponible sur le site www.institut-enfant.fr.
  4. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil 1966, p. 620.
  5. Lefort Rosine et Robert, Naissance de l’Autre, Paris, Seuil, 1980, p. 390-392.
  6. Roy D., « Rêves et fantasmes chez l’enfant », op. cit.
  7. Lacan J., Le Séminaire livre IV, La Relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 274, commenté par Pierre Naveau lors du Séminaire des échanges de Bordeaux en 1994, publication de la Bibliothèque.
  8. Ibid.
  9. La Fontaine (de) J., « Le Lion et le Rat ».
  10. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le partenaire-symptôme » (1997-1998), enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, inédit.

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