L’appréhension du monde chez le p’titom bilingue

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« [C]omment entre en jeu chez l’enfant l’opération du signifiant[1] », s’interroge Lacan en 1958 lors de son Séminaire. Explorons cette question à partir de quelques particularités que nous enseignent les enfants dits bilingues.

 

Code-mixing vs marque de l’inconscient

Un p’titom d’à peine deux ans qui baigne dès sa naissance entre l’espagnol et le français, commence à amorcer une tendance, celle d’utiliser pour les battements signifiants les mots d’une langue, puis de l’autre. Ainsi, il salue « Hola » quand il rencontre quelqu’un, puis au moment de se quitter « au revoir ! ». Il nomme avec beaucoup de sérieux « abrir » et « fermer » quand il se sert de sa boîte à jouets.

La littérature en expansion des méthodes pour éduquer les jeunes polyglottes nous prévient de ce phénomène : il est connu comme Code-mixing, à savoir, un défaut d’apprentissage très courant chez les enfants bilingues. Il consiste à se servir des éléments provenant des deux langues dans la communication, ceci de manière généralement involontaire.

À l’encontre de cette conception qui considère l’enfant comme en défaut d’intelligence, la psychanalyse nous permet de donner une autre lecture de ce qui est en jeu pour ce jeune sujet, qui s’engage dans « le monde qui s’offre à lui – et qui est avant tout un monde de langage.[2] » Notons que ce Code-mixing apparaît, précisément, au moment de se servir des paires signifiantes. Loin d’être préoccupé par un usage correct de la langue ou d’une quelconque intention communicative avec son interlocuteur, l’enfant s’attarde plutôt à une opération d’une autre nature. Avec ces paires, il introduit de son propre gré un redoublement de la différence par l’usage des deux langues à sa portée, nous montrant le sérieux de son affaire. Car il s’agit là d’un des fondamentaux de l’ordre langagier : l’opération qui sépare et lie en même temps, qui permet « une mise en ordre des signifiants, des mots, des concepts, des images, des sons.[3] »

 

Code switching vs l’exercice du nonsense

Ce même petit bonhomme s’initie peu de temps après à un autre exercice. Il met en place un jeu qu’il reproduit inlassablement pendant plusieurs semaines : il s’éloigne de ses parents en annonçant qu’il part d’un « au revoir » très clair ; puis il revient avec le plaisir de la retrouvaille. Le rapprochement peut se faire ici avec le jeu de la bobine repéré par Freud, prémices d’un fantasme pour répondre à l’absence de la mère. L’enfant introduit ensuite quelques variations. Il remplace l’immanquable « au revoir » par « ciao », puis par « bye-bye. » S’agit-il d’un exemple d’alternance de code, code-switching en linguistique, phénomène reconnu comme étant de caractère involontaire ?

La joie singulière que cet exercice procure à ce petit et la détermination avec laquelle il le réitère, démontrent bien qu’il s’agit plutôt d’un franchissement, produit « devant une nécessité structurale du langage, qui veut que, pour que quelque chose s’engendre dans l’ordre du signifié, il faut qu’il y ait substitution d’un signifiant à un autre signifiant.[4]» Cette substitution, cette mise à l’épreuve du pouvoir signifiant, l’enfant s’amuse à la faire en ayant saisi quelque chose de la particularité du monde qui s’offre à lui, navigant entre les langues. Lacan nous amène par là, à donner toute sa valeur à la dimension du nonsense [5] de la langue, là où les mots se font terrain de jeu. Il fait d’ailleurs de l’exercice du nonsense la voie d’accès au sens.

Disons alors que, plutôt que des effets du bilinguisme sur l’apprentissage de la parole, il s’agit dans ces deux vignettes d’une appropriation, singulière au sujet, du langage qui véhicule cette jouissance vive. Avant d’être aux prises avec le sérieux d’un effort de traduction, d’un décodage quelconque, c’est la dimension de « la langue [qui] n’est pas faite d’abord pour dire, mais pour jouir [6]», qui est au premier plan pour l’enfant, et qui permet une appréhension du monde.

 

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, La Martinière / Le Champ freudien, p. 198.

[2] Ibid., p. 198.

[3] Brousse M.-H., « Le trou noir de la différence sexuelle », disponible sur le site https://institut-enfant.fr

[4] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, La Martinière / Le Champ freudien, p. 199.

[5] Ibid., p. 202.

[6] Miller J.-A., « Commentaire sur la Troisième », in Lacan J., La Troisième & Miller J.-A., Théorie de lalangue, Paris, Navarin, 2021, p. 54.

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