En 1915 Jacques Rouché, alors directeur de l’opéra de Paris, commande à Colette l’écriture d’un livret de féerie-ballet. Ballet pour ma fille voit le jour. Ravel est pressenti pour en composer l’opéra et renomme le poème L’enfant et les sortilèges. Tout comme Colette, Ravel vient de perdre sa mère. Ils ont en commun le souci de se remémorer le monde de l’enfance.
À travers ce conte, Ravel met en scène et en musique de façon magistrale les rêves et les fantasmes d’un enfant de sept ans. Alors qu’il est devant ses devoirs, l’enfant paresse. La mère découvre son indolence, elle le punit, ce qui provoque un accès de colère. Une fois la mère éclipsée, l’enfant martyrise ceux qui l’entourent et déchire ses livres, jette la théière, tourmente l’écureuil, démolit la vieille horloge… Alors qu’il est hors de lui, dans un état de crise aiguë, l’enfant énonce : « Je suis libre, libre, méchant et libre ! … [2] »
Le texte initial décrit un enfant pris par sa jouissance et se faisant prisonnier de la paresse. Ce n’est que lorsqu’il est délogé de sa rêverie par la mère, qu’une pulsion destructrice le déborde. Cette irruption de jouissance ne prend fin qu’avec le laisser tomber du corps, lorsque épuisé, il se laisse choir, endormi dans le vieux fauteuil qui s’anime brusquement. Cette fantaisie – au sens freudien du terme[3] – fait incursion au moment où le corps de l’enfant chute.
Un second temps de la jouissance apparaît quand l’évanouissement de la colère entraîne la disparition du sujet, qui survient dans une terrible et joyeuse cacophonie. Les animaux et les objets familiers prennent vie, devenant tyranniques à leur tour. Se dévoile alors un monde fantasmagorique. L’enfant menacé se trouve dans un tourbillon où cauchemar, fantasme de fustigation et hallucination s’entremêlent de façon trouble. L’angoisse est à l’œuvre. L’enfant se construit un monde[4] qui lui permet de supporter le désaccord et le départ de sa mère. Lacan souligne que : « tout rêve, est un cauchemar, même s’il est un cauchemar tempéré.[5] » Il renvoie à ce qui est ininterprétable, soit l’Ombilic du rêve[6] dont une part reste hors sens. Ravel laisse entrevoir le réel à l’œuvre tant dans le rêve que dans la folie. Le réveil de l’enfant est ici salvateur. En faisant appel à l’Autre, le cauchemar s’arrête pour laisser place à la réalité.
[1] Ravel M., L’enfant et les sortilèges, Fantaisie lyrique en deux parties, Poème de Colette, Partition chant et piano, Durand & Cie éditeurs, Paris, 1925-1932, disponible sur internet, (www.fr.opera-scores.com).
[2] Ibid.
[3] Freud S., Le poète et l’activité de fantaisie, Paris, PUF, 2013, p. 217.
[4] Terrier A., Se construire un monde, argument de la 8ème Journée de l’institut de l’enfant, disponible sur internet (www.jie8.institut-enfant.fr).
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le Sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 125.
[6] Lacan J., « L’ombilic du rêve est un trou », La Cause du désir, n°102, 2019, p. 35-43.