Ni rêve, ni fantasme, une passion

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Ce garçon, encore dans l’enfance, a accepté à l’invite de ses parents de me rencontrer, une fois. Ses parents me diront que son manque de toute réaction face à l’agressivité des petits autres les inquiète, particulièrement face à celle de sa sœur

Après cette première séance, il décide de venir régulièrement me rencontrer une fois par mois. Immuablement, au début de chacune des séances, il recommence un inventaire très précis des objets du cabinet, notant éventuellement les nouveautés. Il ignore toute invitation de ma part à parler de sa vie familiale et scolaire : « Ça va. » Tout au long du travail analytique, il reste fidèle à ce qu’il a instauré et qui est devenu un rituel : il commence toujours par son énumération de tout ce qu’il voit. Il ne me pose jamais de question. Je l’écoute, nous bavardons éventuellement sur certains de ces objets. Sur son entourage et ses activités, pas un mot. Sur sa sœur, sur ses parents, pas un mot, sur d’éventuels copains, pas un mot. Sur l’école et les vacances, pas un mot.

Un jour, il me parle de son goût pour le dessin ; je prends alors la liberté de lui demander s’il veut bien m’en apporter un. La séance suivante, il arrive avec. Je lui avoue que je ne vois pas trop ce dont il s’agit ; il sourit, amusé de mon aveu et me dit alors que c’est une représentation de son père. Il m’explique ce qui s’avère pour moi être une déconstruction du père. Il accepte, à ma demande, de me laisser ce dessin jusqu’à la séance suivante. Il le reprendra alors soigneusement. Son amusement, qui certes ne va pas jusqu’à un rire franc, m’a ramenée vers Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient.

Se référant à l’enfant, Lacan fait l’analyse de la dimension du rire, en lien avec la formation du moi et du narcissisme érigé « par rapport au semblable […] unité de défense qui est celle de son être en tant qu’être narcissique. C’est dans ce champ que le phénomène du rire est à situer […] Le rire éclate pour autant que le personnage imaginaire continue dans notre imagination sa démarche apprêtée alors que ce qui le supporte de réel est là planté et répandu par terre.[1] » Dans ce portrait qu’il a réalisé, le père est mis en pièces, sous forme de pièces détachées. Vous trouvez avérée en ce point précis la puissance de l’imaginaire chez cet enfant, non pas au sens de l’imagination qui fabrique des histoires, des contes et par conséquent des délires, telle qu’on l’envisage habituellement. De même on chercherait en vain la moindre trace de jalousie à l’égard des petits autres.

Le portrait qu’il fait de son père est sa manière de faire sans la soumission des images au pouvoir du symbolique. Ce qui permet et explique l’importance du fait que, lors du début de chacun de nos entretiens, il lui est nécessaire de répertorier, d’élever à la dignité de la parole le cadre d’images qui définissent le cabinet où nous nous trouvons. Le symbolique s’ancre dans le réel, d’où l’importance de cette nomination des objets épars qui constituent la réalité que lui et moi pouvons partager.

Quelle place donner au rire ou plus exactement à ce sourire qu’il a en me montrant ce portrait du père ?

Le portrait qu’il a fait de son papa en pièces détachées, et qu’il ne me donne qu’à voir puisqu’il le reprend après que nous l’ayons laissé exposé sur un mur du cabinet entre deux de nos séances, effectue un nouage des trois dimensions. « C’est certainement dans la mesure où l’imaginaire est intéressé quelque part dans le rapport au symbolique, que se retrouve à un niveau plus élevé le rire.[2] »

Il opère le nouage des trois dimensions Imaginaire, Symbolique et Réel, non dans le rêve, non dans le lapsus, non dans le délire, mais dans un léger rire et la subversion qu’il opère. L’importance du désir chez lui en est la preuve. Sans être pris dans le piège de quelque rivalité ni de quelque compétition que ce soit, le désir qui l’anime, bien que solitaire, est puissant. Il est désirant de parler, de nommer.

Mais quel est donc l’objet qui chez lui cause le désir et anime ces séances où nous nous amusons en parlant et en écoutant sérieusement ? C’est le regard allié à la nomination. Voir et nommer ce qu’il voit à cet autre que j’incarne dans nos séances, c’est cela qui l’organise dans tout lien. C’est aussi cela qui l’affranchit des passions de l’âme. Évidemment la conséquence en est une certaine solitude, dans laquelle il se plaît plus qu’il ne s’en plaint. Nous pouvons donc dire que tel est son symptôme.

Un jour, il arrive un livre à la main. Je vais moi-même en chercher quelques autres, dont certains requérant un itinéraire complexe à la recherche d’un objet caché. Il le trouve immédiatement et me dit alors : « Mon père sa passion c’est le football, moi, ma passion, c’est l’observation. »

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre V, Les formations de l’inconscient, 1998, Seuil, Paris, p. 131.

[2] Ibid., p. 131-132.

 

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