Les livres, entre « je » et « jeu »

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« S’il fallait susciter une entrée dans le livre,

ce serait dans cette rencontre entre le « je » et le « jeu ».»

Antonin Louchard[1]

 

À plusieurs reprises dans son enseignement, Lacan a battu en brèche l’idée d’un supposé égocentrisme du très jeune enfant. Il a insisté, bien au contraire, sur le jeune enfant comme « prodigieusement ouvert à tout ce que l’adulte lui apporte du sens du monde[2]. » Lacan en veut pour preuve « cette prodigieuse perméabilité à tout ce qui est mythe, légende, conte de fées, histoire, cette facilité à se laisser envahir par les récits[3]. »

Dès les premiers mois de sa vie, le livre constitue pour le jeune enfant un objet singulier qu’il peut manipuler, sur lequel il peut « déposer […] son regard[4]. » Le texte du livre, porté par une voix qui lui est chère, offre au jeune enfant une matière signifiante, une ouverture sur « un monde de langage, un monde où les gens lui parlent[5]. »

Au CLAP « L’enfant qui vient », nous constatons cette prodigieuse ouverture du jeune enfant sur le monde à partir de l’appui sur le livre. Ainsi, ce jeune sujet de 15 mois qui sort du giron maternel pour s’intéresser aux livres du CLAP dont il ponctue la trouvaille par des exclamations de jubilation. Nous vérifions là l’indication de Lacan qu’« il n’y a rien de plus intéressé aux objets, et aux reflets des objets, qu’un tout petit enfant[6]. » Le livre incarne ici un objet de satisfaction substitutive. Permettant un déplacement de libido, il signe le moment où le jeune enfant consent à lâcher la satisfaction du sein pour entrer dans « le grand jeu du signifiant[7]. »

L’usage du livre au CLAP vise parfois à « donner plus de souplesse, plus de jeu[8] » à l’étau dans lequel enfants et parents sont pris. Ainsi, lors de l’accueil fait à un jeune enfant de 16 mois et à sa mère, un déplacement est permis par l’entrée en scène d’un livre, « moteur du transfert[9] », choisi par nos soins à partir d’un détail prélevé dans le discours maternel. Vivifiée par la rencontre avec ce livre qui prend le statut de sujet supposé savoir, la mère ouvre pour son enfant un champ de significations soudain beaucoup plus large et l’invite à y circuler. Elle peut se déprendre de sa position surmoïque et son jeune enfant entendre les paroles maternelles autrement que comme un commandement à jouir.

Lacan nous indique « qu’un monde s’articule pour le sujet humain […], quand la demande est satisfaite, et non pas quand elle est frustrée » ; alors « apparaissent ce que Winnicott appelle les objets transitionnels, c’est-à-dire ces menus objets que nous voyons très tôt prendre une extrême importance dans la relation avec la mère[10]. » Le livre au CLAP constitue l’un de ces menus objets.

Pour une petite fille de 3 ans, captive du tout-dire maternel et du tout-savoir paternel, la circulation du signifiant « secret », à partir de la rencontre avec le titre du livre d’Anaïs Vaugelade, permet de « faire reculer l’Autre » quand il « asphyxie le sujet, […] afin de rendre à [l’]enfant une respiration[11]. » A l’instar de certains rêves qu’il n’est pas nécessaire d’interpréter, l’efficience du signifiant « secret » tient au fait que le livre ne soit pas lu à l’enfant.

Pour un garçon de 4 ans, c’est au contraire son interprétation très décidée de deux livres du CLAP qui lui permet d’énoncer son désir de séparation et de cheminer sur les mystères de la procréation et de la castration féminine ; «  ce dont il s’agit dans toute question formulée n’est pas au niveau du que suis-je ?, mais au niveau de l’Autre, sous la forme que l’expérience analytique nous permet de dévoiler, du que veux-tu ? [12]» Le livre, pris dans le châssis du transfert, permet à l’enfant de trouver un abri pour ses questions et par là même d’avancer sur la voie de son désir.

Les usages que les jeunes enfants font du livre sont toujours surprenants. Continuons à nous laisser enseigner par la singularité avec laquelle ces jeunes glaneurs parviennent à nouer « des brins de jouissance et des bribes de discours [13]. »

 

[1] « Une pratique amoureuse de la langue, Entretien avec Antonin Louchard », L’inconscient poète, La petite Girafe, n° 31, avril 2010, p. 124.

[2] Lacan J., Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 60.

[3] Ibid.

[4] Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1973, p. 93.

[5] Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2013, p. 198.

[6] Ibid.

[7] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 265.

[8] Roy D., « Accueillir les turbulences de l’imprévu », in CPCT-Aquitaine, Se risquer à la parole, Canéjan, 2019, p. 93.

[9] Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 617.

[10] Lacan J., Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 1998, p. 461-462.

[11] Miller J.-A., « L’enfant et le savoir », Peurs d’enfant, Éditions Navarin, 2011, p. 19.

[12] Lacan J., Le Séminaire, Livre VIII, Le transfert, Texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2001, p. 288-289.

[13] Roy D., « Présentation du thème », Parents exaspérés-Enfants terribles, disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant (www.institut-enfant.fr).

 

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