L’introduction au semblant

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J’ai toujours été frappé par la difficulté d’un certain nombre d’enfants à s’introduire à la dimension du semblant. Bien sûr, il s’agit souvent de jeunes psychotiques ou d’autistes qui restent, sinon au bord du langage, du moins sans en élaborer vraiment un fantasme, ou quelque histoire qui peut en tenir lieu.

Le cas « Dick » de Mélanie Klein, que Lacan commente longuement dans son Séminaire I[1], en est un exemple frappant : « il est clair que, chez lui, ce qui n’est pas symbolisé, c’est la réalité. Ce jeune sujet est tout entier dans la réalité, à l’état pur, inconstituée. Il est tout entier dans l’indifférencié.[2] » On peut bien dire que « la réalité […] inconstituée », c’est ce que Lacan appellera plus tard le réel. Cet enfant est plongé dans un réel hors semblant. Pas de fantasme qui pourrait donner le cadre d’une réalité constituée, parce que pas de langage articulé et pas de lien articulé à l’autre : « il n’y a pour lui ni autre, ni moi.[3] »

Toutefois Dick manipule des objets, des trains, les passant par l’intervalle entre deux portes. Est-ce un jeu ? Non, parce que ces objets ne sont ni nommables, ni nommés. C’est Mélanie Klein « avec cet instinct de brute[4] » qui introduit, avec une nomination, un accès à la symbolisation. Elle lui donne, lui injecte pourrait-on presque dire, un premier cadre : « Dick petit train, grand train Papa-train » et quand l’enfant ajoute « station, c’est-à-dire gare », elle poursuit : « La gare, c’est Maman. Dick entrer dans Maman.[5] »

On saisit bien que cet enfant était déjà assez dans le langage, pris au moins dans cette structure élémentaire, pour qu’il puisse immédiatement se saisir de ce qu’elle lui dit. Après cela, l’enfant verbalise un premier appel parlé, concernant sa nurse.

Mélanie Klein lui a fourni une sorte de fantasme œdipien tout fait, clé sur porte. Évidemment ce n’est pas là le fantasme de l’enfant, c’est plutôt la théorie de l’analyste, son fantasme peut-être. Mais Dick est au moins introduit ainsi au semblant et à la dimension du jeu. L’ouverture qui se produit pour lui à l’appel – qui est une première entrée dans une ébauche de parole – ouvre à « la possibilité du refus » et aux « relations de dépendance.[6] »

Jacques, de son côté, était un adolescent autiste high level, parlant parfaitement bien. Il est venu me voir il y a quelques années pour une double difficulté au moment où il arrivait vers la fin des études secondaires. Il était, d’une part, embarrassé par le choix d’études qu’il aurait à faire pour la suite et, d’autre part, il avait remarqué que nombre de ses camarades avaient une petite amie, et lui pas. Mais son embarras était particulier.

Pour la suite de son parcours, sa réflexion butait sur ceci : dans l’étude du français, il avait toujours eu les meilleures notes tant qu’il s’agissait d’en apprendre les règles d’usage, orthographe et grammaire, mais il avait le plus grand mal à repérer quoi dire dès il fallait entrer dans l’analyse d’un texte littéraire. La règle, oui, la fiction, non.

Et par rapport aux filles, il ne fallait surtout pas comprendre trop vite sa difficulté. Son embarras ne partait pas du désir d’avoir une partenaire, mais plutôt d’un vœu d’être comme les autres, normal, et donc d’avoir une fille à ses côtés. Mais en même temps ça l’ennuyait fort, car il ne voyait pas ce qu’il en ferait.

On voit bien dans ce cas, que c’est le défaut du fantasme qui lui crée des difficultés en français et dans ses relations avec les autres. Le fantasme est, en effet, ce qui permet de saisir la réalité ordinaire et d’y inscrire le désir.

Ainsi, aux deux extrêmes du spectre, entre Dick qui n’a pas encore accès à la parole et Jacques qui se présente comme haut-potentiel, on peut saisir les difficultés que rencontrent des sujets pour lesquels le fantasme est peu ou mal constitué. Pour Dick, l’entrée dans la dimension du jeu a été rendue possible par une verbalisation et un début de lien à l’autre a pu apparaître, en conséquence de l’intervention de son analyste.

Jacques pouvait, lui, jouer du cristal de la langue, mais le sens lui reste lourd d’une certaine opacité. Quant à son lien aux autres, il aura fallu une intervention de ma part, pour l’alléger sensiblement. Je lui ai fait remarquer qu’aujourd’hui tous les choix sexuels et amoureux sont possibles et normaux, y compris celui de rester seul. Cette simple remarque – qui n’est pas une interprétation – a modifié sa recherche d’une identification normalisante aux autres.

 

[1] Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les Écrits techniques de Freud, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975.

[2] Ibid., p. 81.

[3] Ibid., p. 82.

[4] Ibid., p. 82.

[5] Ibid., p. 99-100. Lacan reprend ici les termes mêmes de Mélanie Klein.

[6] Ibid., p. 102.

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