On a juste besoin de rêver

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Saisir l’éveil du printemps aujourd’hui, c’est ce que fait de façon étonnante le documentaire-fiction Qui à part nous[1] de Jonás Trueba qui a filmé pendant cinq ans un groupe de jeunes madrilènes entre leurs quinze et leurs vingt ans.

Trois heures et trois chapitres pour suivre à fleur d’eau ce fleuve de l’adolescence, ses rides de surface, ses remous de profondeur. Suivre cette façon si singulière qu’ont les adolescent.es de vouloir arracher la langue à sa répétition, de serrer la nudité de l’instant, de s’extraire du théâtre social pour y écrire un rôle inédit. Avec sa temporalité patiente, le film accueille leurs efforts pour se vêtir, se déplacer, parler autrement. La prise en considération par le réalisateur de ces moments rares laisse apercevoir dans leurs paroles ce qui peut « faire naître le sujet à la fois à la réalité et au désir [2] ».

Défendre les rêves, son rêve, le brandir au jour, parsème les échanges, les inventions, les certitudes, les interrogations. Rêve qui devient étendard quand Candela monte sur scène et saisit le micro à l’adresse du public, pour l’éveiller : « On est là pour dire Qui t’en empêche, oui on est jeunes ! On connaît rien à la vie. On va s’en prendre des coups, et après ? Vous savez quoi ? On a juste besoin de rêver. Vous tous ici vous avez des rêves. Qui peut vous dire que vous n’y arriverez pas ? Personne ! [3] »

Qui nous en empêche ! est le chant du film. Ce pourrait n’être que le nom de la pulsion qui aiguillonne les corps qui dansent, manifestent, se rassemblent pour discuter, boire, fumer, jusqu’à l’effondrement dans le sommeil ensemble, emmêlés.

Mais le pronom fait aussi résonner celui du titre – Qui à part nous –, cette pointe en forme d’appel. « Un appel vers quoi ? Vers plus de vérité », disait Lacan en octobre 1972 à Louvain après l’intervention intempestive du jeune révolutionnaire qui « lui paraissait vraiment identique à cette vérité dont il se trouvait dans l’occasion l’instrument, le messager, l’ange chargé de vous sortir de votre sommeil, de vos fantasmes, de votre particularité ». Seulement voilà, ajoutait Lacan, « cette particularité résiste » [4]

Faire du rêve l’instrument pour sortir du sommeil est propre à l’adolescence. Et ce « parler rêves » tantôt orchestre tantôt distingue les voix. Un coin du voile se levant sur la bulle du fantasme particulier à chacun.e, que la caméra saisit dans les hésitations, les silences, les regards. À la surface de cette bulle qui relie désir et réalité « dans un rapport de texture sans coupure [5] » miroitent les « rêveries qu’on fait en solitaire », les scénarios « moyen[s] de jouissance », sur fond de « fantasme inconscient » [6] encore inaperçu.

Lors d’une séquence assez longue, face caméra, garçons et filles prennent place par deux et dialoguent avec le réalisateur sur leur adolescence, « cette étape comme un trou noir », leurs découvertes, leurs peurs, la solitude qui incite à « s’entrer entre ses semblables [7] », leurs choix de genre ou d’orientation sexuelle et l’embarras pour faire avec ce corps que les métamorphoses de la puberté arrachent à l’enfance et offrent aux regards. Leurs paroles devenues expliques font alors advenir par le signifiant « [ce] qui n’est pas là, à l’origine, [à savoir] le sujet lui-même [8] » qui entaille la surface de la bulle.

C’est l’émergence de leur désir qui est « ce qui couvre ce qui est à proprement parler le réel [9] » qui pousse ces adolescents vers la rencontre amoureuse. Le rapprochement des corps, faire l’amour, ils « n’y songeraient pas sans l’éveil de leurs rêves [10]» écrit Lacan dans sa préface à L’Éveil du printemps.

Si le rêve participe à l’avènement du désir du sujet, « chaque fois qu’un désir est réalisé, il y a un effet de rêve [11] », nous dit Jacques-Alain Miller.

Préférer cet effet de rêve pour traiter au deuxième chapitre du film la rencontre amoureuse est un choix fort du réalisateur. Un choix éthique. Celui de ne pas se rabattre sur le mirage du rapport avec l’exhibition du sexuel et de la jouissance la plus crue, mais d’y préférer la subtilité [12] du « trouble [13] » qui accompagne cette réalisation du désir.

De la forme des rêves qui ont éveillé les songes de Candela et Sylvio, nous ne saurons rien. Les plans, très rapprochés, des visages, des regards, des sourires et des gestes, laissent affleurer leur gêne, leur pudeur au plus près d’un impossible à dire. Et c’est la voix off du réalisateur qui prend alors en charge le récit et esquisse une écriture au tracé sensible autour de la relation charnelle et du « sans rapport » qui ne cesse pas de ne pas s’écrire à partir duquel viendront se broder, dans les séquences suivantes, leurs liens amoureux.

 

 

[1]. « Qui à part nous », réalisation Jonás Trueba, Prod. Los Ilusos Films, Espagne 2021.

[2]. Roy D., « Rêves et fantasmes chez l’enfant », Introduction à la 8e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien, disponible sur www.institut-enfant.fr.

[3]. « Qui t’en empêche ? », Quién lo impide ? Chanson-titre du film de Rafael Berrio.

[4]. Lacan J., « Conférence de Louvain », texte établi par Jacques-Alain Miller et Jacques Lacan, La Cause du désir, n° 96, février 2017, p. 28.

[5]. Lacan J., Le Séminaire, livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.‑A. Miller, Paris, Seuil / Le Champ freudien, 2023, p. 17.

[6]. Miller J.-A., « Propos sur La logique du fantasme », La Cause du désir, n° 114, février 2023, p. 69.

[7]. Lacan J., « Préface à l’éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil 2001, p. 562.

[8]. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, La Logique du fantasme, op. cit., p. 23. Cité par Daniel Roy, cf. note 1.

[9]Ibid., p. 20.

[10]. Lacan J., « Préface à l’éveil du printemps », op. cit., p. 561.

[11].Miller J.-A., « D’un regard, l’étrangeté », La Cause du désir, n°102, juin 2019, p. 53.

[12]. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, Les divins détails, enseignement prononcé dans le cadre de l’université Paris 8, leçon du 8 mars 1989, inédit.

[13]. Ibid.

 

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