Dans Le Désir et son interprétation, Lacan évoque, au sujet des rêves de la petite Anna et du père mort, ce moment singulier où l’enfant aperçoit que les adultes qui sont censés connaître toutes ses pensées ne les connaissent finalement pas. Il ne s’agit pas d’un stade de développement psychologique, mais d’une logique[1] : celle qu’implique la prise de parole, qui ouvre la voie à la logique de l’inconscient dont les rêves et fantasmes du sujet témoignent.
L’exigence contradictoire du non-dit
Si le sujet éprouve au départ le fait que l’Autre sait toutes ses pensées, c’est parce qu’à l’origine elles sont « par nature et structuralement, le discours de cet Autre[2] », indique Lacan : les fictions/scenarii/rêves que l’enfant raconte en séance sont faits du bain de langage qui fait son monde familier. Lacan ajoute : « la découverte que […] l’Autre n’en sait rien, de ses pensées, inaugure la voie par où le sujet va développer l’exigence contradictoire que recèle le non-dit[3]. » Quelle est donc la nature de cette exigence recélée par le non-dit, le fait que l’Autre ne sait pas tout des pensées du sujet ? En quoi est-elle contradictoire ? S’agit-il de parvenir à dire sans (tout) dire ? Renvoie-t-elle à la mise en jeu d’une parole propre et à l’émergence dans le même temps d’un réel difficile à formuler ? L’essentiel, qu’il s’agit de ne pas oublier, est que « le sujet est le sujet qui parle[4]. » Le fait de parler le conduit à ce moment que Lacan qualifie d’inoubliable, où le sujet réalise que « son domaine de sujet qui parle tient tout seul, que le sujet soit là ou qu’il ne soit pas là[5]. » Ce qui tient tout seul, c’est le Je de l’énonciation, le fait de se compter désormais dans la parole.
Émergence de l’objet, effacement du sujet
Ce moment d’émergence de l’énonciation a des conséquences, à la fois sur le plan de l’objet et sur le plan du Je dans la parole, qui n’est plus le Je de l’énoncé : Lacan parle du « procès de l’acte de l’énonciation[6]. » Il s’agit bien d’un acte, d’un franchissement et l’objet est alors moins celui du besoin que celui du désir mobilisé – on pense ici aux trois signifiants « fraises, flan, bouillie » qui le cerne, dans le rêve de la petite Anna Freud. Cet « objet consiste en quelque chose qui est hors de lui, et qu’il ne peut saisir dans sa nature propre de langage qu’au moment précis où lui, comme sujet, doit s’effacer, s’évanouir, disparaître derrière un signifiant. À ce moment, qui est, si l’on peut dire, un point panique, le sujet a à se raccrocher à quelque chose, et il se raccroche justement à l’objet en tant qu’objet du désir ». Un objet émerge et le sujet s’efface : division que rêves et fantasmes vont faire entendre.
Savoir ce que Je veut dire
Si l’Autre ne connaît pas les pensées du sujet, si un non-dit, un point d’opacité se fait jour au cœur du sujet inaugurant la logique de l’inconscient, comment, à partir de là, « communiquer aux autres quelque chose qui s’est constitué comme secret ? [interroge Lacan] Réponse – par quelque mensonge[7]. » L’issue serait donc celle de « la vérité menteuse[8] » qui révèle et masque à la fois[9] cette division. Lacan précise qu’il est « important de [nous] souvenir de la façon dont le rêve nous est communiqué. C’est toujours par un énoncé. Le sujet nous rend compte de quoi ? […] Cet autre énoncé, il nous le présente comme une énonciation. En effet, si le sujet nous raconte le rêve, c’est pour tout autre chose que l’énoncé qu’il nous rapporte. C’est pour que nous en cherchions la clef, le sens, c’est-à-dire pour savoir ce qu’il veut dire[10]. » Et, pourrions-nous ajouter, permettre au sujet d’approcher ce point panique : ce moment d’énonciation qui le divise.
[1] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 98.
[2] Ibid., p. 107.
[3] Ibid.
[4] Ibid., p. 108.
[5] Ibid.
[6] Ibid., p. 101.
[7] Ibid., p. 111.
[8] Miller J.-A., « La vérité fait couple avec le sens », La Cause du désir, n°92, avril 2016, p. 84.
[9] Cf. Terrier A., « Se construire un monde. Argument JIE8 », disponible sur le blog de la 8e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien.
[10] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le Désir et son interprétation, op.cit., p. 115.