Dans le chapitre « Sur la symbolique urinaire » de L’interprétation des rêves de Freud, on trouve la reproduction d’une petite BD de Nandor Honti, intitulée « A Francia Bonne Álma », « Le Rêve de la gouvernante française[1]. » Cette planche, unique illustration de L’interprétation des rêves, fait partie d’une série intitulée « Promenade au pays des rêves » publiée dans le magazine satirique hongrois Fidibusz. Tel un mème, unité culturelle qui se propage d’un esprit à l’autre, cette image fait le buzz chez les psychanalystes de l’époque. Un patient de Ferenczi la découvre dans la revue, Ferenczi lui-même la like et la fait suivre à Freud, Otto Rank s’en sert dans son travail sur la stratification symbolique dans le rêve à réveil provoqué.
Et voilà qu’aujourd’hui on la reposte :
Freud s’appuie sur cette image pour illustrer la fonction du rêve comme gardien du sommeil. Il s’agit ici d’un « rêve de commodité[2] », nous dit-il, appellation à laquelle, il précise, tous les rêves peuvent prétendre. « C’est dans les rêves à réveil provoqué – qui élaborent le stimulus sensoriel externe de telle sorte qu’il devient conciliable avec la continuation du sommeil, l’insérant dans la trame d’un rêve pour lui arracher les prétentions qu’il pourrait émettre comme un rappel à l’existence du monde extérieur – que l’efficience du souhait de continuer à dormir se reconnaît le plus facilement. Mais ce dernier doit avoir aussi bien sa part dans l’autorisation donnée à tous les autres rêves qui, faisant office de réveille-matin, ne peuvent secouer l’état de sommeil que de l’intérieur. Ce que, dans certains cas, le Pcs communique à la conscience quand le rêve va trop loin : Mais laisse donc et continue à dormir, ce n’est après tout qu’un rêve[3]. »
Ainsi, ce ne sont pas les cris ni les larmes de l’enfant qui réveillent la rêveuse. C’est l’imminence du gros paquebot qui en rêve secoue la femme provoquant le réveil. En effet, avec les cris et les larmes de la « réalité », la rêveuse, pour continuer à dormir, forge son rêve. La planche sert à illustrer la fonction du rêve comme gardien du sommeil, mais aussi à saisir que ce qui réveille n’est pas à l’extérieur du rêve, mais en son sein.
Mais pour être juste, cette rêverie n’appartient ni à la gouvernante ni à l’enfant, mais bien à Nandor Honti qui en est l’auteur. On a peut-être ici un petit aperçu de ce qui le faisait rêver et (qui sait ?) éveillait son désir : une femme se réveille pour s’endormir dans sa fonction de nounou dans la réalité, mais sans toutefois s’endormir complètement : c’est bien un corps sexué, c’est-à-dire un sujet aux prises avec sa propre jouissance et son désir, qui se réveille et qui, répondant à l’enfant, fait émerger des pleurs la dimension d’appel. La chambre à coucher est revêtue d’un voile, l’artiste donne sa plume au Ça.
La dernière case est là pour signifier qu’après tout ce n’était qu’un rêve – pattern que l’on retrouve dans plusieurs bd de l’époque comme dans Little Nemo in Slumberland[4], de Winsor McCay, bd dont Nandor Honti s’est inspiré. Dans le jargon de la bd l’on appelle cette dernière case la waking frame, c’est par elle que l’on découvre que les images précédentes étaient les scènes d’un rêve. Une waking frame, voilà le réveil aussitôt encadré, ajoutons par le fantasme, car c’est dans le cadre du fantasme que ce qui réveille, se lit. Si ce n’était qu’un rêve, de nos rêves nous sommes responsables.
Comme dans le rêve que Freud analyse : « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? », ce qui réveille le père ce n’est pas la lumière du feu causé par le cierge qui était tombé et brûlait « dans la réalité », mais la phrase du rêve, elle-même brûlante.C’est ce qui se trame à l’intérieur du rêve qui secoue le rêveur provoquant le réveil. Lacan ajoute que si l’on se réveille c’est pour continuer aussitôt à dormir dans la réalité.
C’est aussi le cas de ce garçon amené par ses parents au motif d’une énurésie nocturne. L’enfant se réveille le matin tout mouillé. Ni le besoin physiologique, ni les draps mouillés ne le réveillent. Les parents, après avoir tenté diverses techniques sans résultat : éviter de boire au moins deux heures avant le coucher ou charger l’enfant de faire la lessive de ses propres draps et de ses pyjamas avec l’espoir « qu’il se rende compte », décident de consulter. Je lui demande s’il rêve. Il me dit que non ou qu’il ne se souvient pas, mais qu’en revanche, il fait des cauchemars qui le réveillent la nuit. Alors, s’il y a bien quelque chose qui le réveille, ce n’est ni le besoin physiologique ni l’impression sensorielle des draps mouillés, c’est skibidi toilet, un personnage, m’explique-t-il : « qui sort des wc, c’est une tête sans corps, elle te regarde et elle chante. »
« L’imaginaire du rêve offre parfois à ce qui est forclos du symbolique une figuration pathétique qui se paye de l’angoisse[5] », dit J.-A. Miller. Ce cauchemar est déjà un premier traitement de ce qui fait effraction pour l’enfant, pris entre réel et imaginaire, si le rêve échoue à tempérer la jouissance, dans le cauchemar de l’enfant on peut lire les tentatives de solution déjà à l’œuvre.
Fabricant du jeu et du semblant
C’est à Nandor Honti que l’on doit l’invention de ces fameux personnages Art Déco en papier à découper, accompagnés de tenues et d’accessoires variés, reflétant la mode et l’esthétique de l’époque. Boudoir doll et Betty goes christmas shopping sont deux de ses œuvres publiées dans le magazine McCall, que l’on peut facilement retrouver sur internet. Son procédé même a été breveté.
Mais si le fabricant de jouets met à disposition son art, que l’enfant s’en serve pour jouer n’est pas inclus dans la notice. Qu’un jeu serve à jouer, rien n’est moins sûr.
On constate dans la clinique que le devenir jeu d’un petit rien, d’un emballage papier, un post-it qui traîne sur le bureau ou d’un jouet prévu pour cette fonction, doit plus au hasard qu’à la règle.
Parer, séparer, détacher, attacher un petit accessoire, jouer une scénette, rien de cela n’est évident. Une pièce de Kapla®peut être éjectée dans les airs sans même être distinguée comme projectile, pur Fort sans Da. Elle peut aussi faire partie de la plus haute tour jamais construite, donner corps à un personnage après avoir été soigneusement enveloppée de scotch par l’enfant, ou encore être dérobée à l’adulte, pour devenir un trésor dans sa poche ou une pièce à conviction de la décomplétude de l’Autre.
Il arrive qu’on reçoive des enfants qui crient, s’agitent, se mettent en danger, s’exposent devant le « on joue ? » que l’Autre leur adresse. Quand l’enfant est plutôt en place d’objet que de Sujet barré, c’est l’Autre qui joue ou se joue de lui.
« C’est en se faisant représenter par des signifiants que le sujet s’extrait de sa position fondamentale d’objet a » rappelle Angèle Terrier dans son argument et elle ajoute : « C’est en se faisant docile aux fantaisies, aux pantomimes de l’enfant que l’acte de l’analyste pourra opérer[6]. »
Au fond, autant de destins pour ces poupées en papiers que d’enfants qui les reçoivent : les chiffonner[7], s’asseoir dessus, en être ravi, en être déçu etc. À chaque enfant son usage. C’est ce qui fait le poids du papier principal du jeu. Son rôle, c’est de se prêter comme support à une expérience pulsionnelle dont l’enfant est plutôt objet que sujet : ça joue-jouit. Si lorsque la perte a pu être inscrite, cette expérience reste plutôt « oubliée » derrière la représentation, mais voilée par ce que le jeu veut dire, elle est toujours là, lestant le semblant. On lit dans le jeu, ce qui à jouer, se jouit.
Autant de destins pour le désir de Nandor Honti de réaliser cette bd que de lecteurs. Autant de significations d’un rêve que de rêveurs. En tant que clinicien, savoir quelque chose du frame à travers lequel on lit le mème, nous maintient, autant que faire se peut, waking, le -ing propre à l’anglais indiquant combien cela relève d’une action qui dure. Ceci est mon petit chiffonnage du mème.
[1] Freud S., L’interprétation du rêve, Œuvres complètes, tome IV, PUF, 2003, page 414.
[2] Ibid., p. 625.
[3] Ibid., p. 625 et 626. Souligné ici par l’auteure.
[4] McCay W., Little Nemo in Slumberland, (1905-1914), New York Herald.
[5] Miller J.-A., « Réveil », Le Rêve. Son interprétation, son usage dans la cure lacanienne, Scilicet, Paris, ECF-Collection rue Huysmans, 2020, p. 15.
[6] Terrier A., « Se construire un monde », Argument de la 8ème Journée de l’Institut de l’Enfant, publication en ligne, (www.institut-enfant.fr)
[7] Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954, p. 116.