Les ratages du rêve
Quand le rêve n’épargne pas de l’angoisse

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À contre-courant de l’opinion qui voit à son époque, dans le rêve, un perturbateur de sommeil, Freud le conceptualise comme « gardien du sommeil ». Grâce aux formations du rêve, l’inconscient s’exprime sans que cela ne soit coûteux pour le sujet, c’est un « compromis ». Mais le rêve perturbe parfois le sommeil, au point de réveiller le dormeur. Freud n’emploie que rarement le terme cauchemar (alptraum), plutôt parle-t-il de rêves d’angoisse (angsttraum), mettant ainsi en exergue la fonction de l’angoisse. Il estime que les rêves d’angoisse restent des rêves, car ils répondent tout autant à l’accomplissement d’une satisfaction de désir inconscient, la différence se situant plutôt dans le fait que le compromis est raté, car l’excitation prend le dessus et réveille le dormeur.

C’est l’étude de l’enfance et de la sexualité infantile, de ses manifestations obscures et énigmatiques, qui permet à Freud d’élaborer sa théorie des névroses. Il souligne par exemple que « les désirs sexuels refoulés chez l’enfant deviendront plus tard les ressorts multiples et puissants de la formation des rêves adultes[1] ». L’enfant lui-même n’échappe pas aux rêves peuplés de serpents ou autres vers rampants ; les figures cauchemardesques des enfants témoignent aussi de formations de l’inconscient face à ce que Freud considère comme la « vérité fondamentale », la découverte de la différence sexuelle.

Si Freud choisit la dénomination angsttraum, Lacan, inspiré par les travaux de Jones, reprend le terme plus courant de cauchemar. Alp en allemand ou mare en anglais (nightmare) rappellent les croyances ancestrales relatives aux elfes, spectres, ou autres formes nocturnes, qui provoquent de mauvais rêves. Lacan indique ainsi dans son Séminaire que cauchemar est le doublet sémantique de « l’incube ou le succube, cet être qui pèse de tout son poids opaque de jouissance étrangère sur votre poitrine, qui vous écrase sous sa jouissance[2] » (cauchoir est un verbe ancien pour dire presser). À l’instar de Freud, Lacan ne cherche pas à donner de l’importance aux formes imaginaires, il assimile l’expérience du cauchemar et de l’angoisse éprouvée à celle de la jouissance de l’Autre, une « jouissance dépassant tout repérage possible par le sujet[3] ». Reste que, dans les cauchemars des enfants, les signifiants approchent le réel de la pulsion. Dès lors, ce qui importe, c’est ce qu’ils en disent. Que nous enseigne la clinique sur les moments de surgissements des cauchemars chez l’enfant ?

Éveil de l’angoisse

Freud remarque que les objets qui peuplent les cauchemars des enfants sont aussi ceux de leurs phobies. Cependant, comme pour les objets de la phobie, « l’angoisse que nous ressentons dans le rêve n’est qu’en apparence expliquée par le contenu du rêve[4] ». Il fait de la phobie infantile un symptôme structurant où la formation de ce symptôme est corrélée à la formation du symbolique : « La symbolisation permet à l’enfant de trouver sa position par rapport à ses objets et par rapport aux autres dont il est l’objet.[5] »

Selon la terminologie freudienne, l’immaturité du moi ne protège pas l’enfant des premiers accès d’angoisse que peut provoquer une trop grande excitation. C’est là que le symptôme, avec les signifiants, permet un déplacement sur un objet de la réalité, créant ainsi une distance entre le moi et la pulsion. Chez les enfants, la phobie est une tentative de nommer l’angoisse là où le symbolique fait encore défaut. Par le signifiant, l’angoisse passe à la peur. Le cas du petit Hans permet de suivre le cheminement de cet enfant vers la phobie et de repérer la place du rêve d’angoisse dans cette formation inconsciente.

Hans, quatre ans, ne veut plus sortir de chez lui par peur d’être mordu par un cheval. Avant le surgissement de sa phobie, il comble sa mère et ne manifeste ni symptôme ni peur. Alors qu’il joue jusque-là à être l’objet du désir de sa mère, il fait l’expérience d’une différence entre le phallus imaginaire et ce qu’il a à présenter, il se rend compte que ce n’est pas ce que sa mère désire. Hans voit l’objet qu’il est pour l’Autre, il se voit « tel qu’il est imaginé[6] » indique Lacan. Cela provoque une béance angoissante.

Peu après, il fait pour la première fois un « rêve avec déformation ». Ce rêve ne comporte que des paroles : « “Quelqu’un dit : Qui veut venir avec moi ? Alors quelqu’un dit : Moi. Alors il doit lui faire faire pipi.“[7] » Ce rêve indique, selon Freud, que le refoulement opère, et Hans, en effet, demande pour la première fois à se cacher pour uriner.

Peu après, « Hans […] se lève un matin en larmes et répond à sa mère, qui lui demande pourquoi il pleure : “Pendant que je dormais, j’ai cru que tu étais partie et que je n’avais plus de maman pour faire câlin avec moi.”[8] » Ce rêve d’angoisse est, selon Freud, lié à la peur de perdre, à l’angoisse de castration – Hans reconnaît d’ailleurs la dimension de la castration en voyant sa sœur au bain. Freud note que ce rêve « indique un processus de refoulement d’une inquiétante intensité […]. [C’est] un véritable rêve de punition et de refoulement, où la fonction du rêve se trouve également en défaut, puisque l’enfant s’éveille angoissé »[9] .

Ce rêve précède la constitution du symptôme phobique qui, avec un signifiant, cheval, permet à l’enfant de circonscrire l’angoisse. Le rêve postérieur de l’installateur de robinet marque ensuite le passage à l’objet cessible.

L’expérience du cauchemar

Freud démontre que, pour Hans, ces rêves témoignent d’un moment d’angoisse face à l’expérience visuelle traumatique de la privation de pénis chez la femme. Si Freud articule angoisse et manque, Lacan montre que l’angoisse n’est pas liée à la peur de perdre, mais qu’elle se produit là où quelque chose qui ne doit justement pas apparaître surgit néanmoins. Par exemple, l’Homme aux loups, racontant son rêve d’angoisse à Freud, indique que les loups le « regardaient » et qu’après ce rêve d’angoisse, il vécut « “toujours dans l’angoisse de voir en rêve quelque chose d’effrayant” »[10]. Lacan remarque la fixité du regard des loups dans la scène, une fixité qui fait sourdre combien l’enfant est médusé par ce qu’il voit.

Revenant à l’étymologie de cauchemar, Lacan met en évidence la dimension de l’étrange : « il existe des moments d’apparition de l’objet qui nous jettent dans une tout autre dimension, laquelle est donnée dans l’expérience, et mérite d’être détachée comme primitive dans l’expérience. C’est la dimension de l’étrange[11] ». C’est une question qui occupe Freud également, la nommant « inquiétante étrangeté ». Sous les formes de monstres, quelque chose se manifeste, qui ne peut ni se symboliser ni trouver sa place dans l’image du corps, mais qui surgit sous une « forme positive », source d’angoisse ; la part d’apparition angoissante de ce qui est « irreprésentable[12] ». Un peu comme dans la peur du noir des enfants, où se manifeste ce qui n’est pas spéculaire, un « résidu non imaginé du corps[13] » qui ne le fait plus consister comme forme.

 

  1. Freud S., Le Rêve et son interprétation, Paris, Gallimard, 1925, p. 112.
  2. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 76.
  3. Ibid., p. 302.
  4. Freud S., L’Interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010, p. 201.
  5. Brousse M.-H., « De l’enfant objet aux objets de l’enfant », La Petite Girafe, n°25, juin 2007, p. 34.
  6. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La Relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1994, p. 243.
  7. Freud S., « Le Petit Hans, analyse  de  la  phobie  d’un garçon de cinq ans », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 2003, p. 104.
  8. Ibid., p. 106.
  9. Ibid., p. 177.
  10. Freud S., « Matériaux des contes dans les rêves », Résultats, idées, problèmes, t. I, Paris, PUF, 1988, p. 218.
  11. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 73-74.
  12. Roy D., « Rêves et fantasmes chez l’enfant», disponible sur le site de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien, www.institut-enfant.fr
  13. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 74.
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