Plaidoyer pour les Grands Méchants !

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« Non, pas lui ! On veut le vrai loup ! » s’écrient les enfants d’un groupe thérapeutique en CMP, alors qu’une soignante s’applique à leur lire une histoire de notre temps, dans laquelle le loup, ridiculisé, fait pâle figure : il rugit sans provoquer la peur des personnages qui, très calmes lui expliquent que son hurlement trouve sa source dans une « grosse colère ». Quid de la pulsion orale hors sens, dans l’univers enchanté jusqu’à la mièvrerie des livres sur les émotions ? Mais les enfants ne s’en laissent pas conter et réclament à cor et à cris le loup qui dévore avec ses grandes dents ! Les contes n’ont plus la cote dans une société qui prône une littérature éducative, qui parle exactement de ce dont elle a l’air de parler, et la disparition des grands méchants en est le symptôme inquiétant. Le conte, au contraire, plonge ses racines dans les mythes et les marques inconscientes : malaise et joie y sont au rendez-vous ! Il ne donne aucune explication sur ce qu’on ne peut pas dire et touche à l’ininterprétable de la vie ! Sa morphologie onirique le laisse ouvert à toutes les interprétations à l’infini, et les enfants reçoivent de manière très active sa polysémie ; car loin s’en faut, le conte ne se résume pas à un trait de moralité ! Il est bien plus riche et ambigu !

La parution récente du dernier album jeunesse de Marie Desplechin[1], illustré par les magnifiques peintures à l’huile d’Elsa Oriol fait exception dans le paysage de la littérature jeunesse actuelle. Sur sa couverture Art déco, son titre en lettres dorées « Les Grands Méchants » encadre magistralement le visage puissant de la marâtre de Blanche-Neige ! Face à la menace de disparition qui les guettent, Marie Desplechin redonne leurs lettres de noblesse aux Grands Méchants pour notre plus grande jubilation ! Dracula, Barbe-Bleue, la Reine de Cœur, le Loup, Capitaine Crochet, Méduse et autres figures mythiques et littéraires de Grands Méchants, qui effraient de génération en génération, prennent la parole, un par un, pour donner leur version des faits, sincère ou pleine de mauvaise foi ! Il n’est nullement question ici, comme cela a déjà été fait, de conter l’histoire des Grands Méchants dans un déterminisme psychologique qui affadirait leur méchanceté mais bien au contraire de réhabiliter la cruauté au cœur de l’humain !

Le loup crie sa vérité : il a tout simplement mangé la petite fille « parce qu’il avait faim » ! C’est un carnivore ! Il n’est pas végétarien ! Et d’ailleurs « si la mère [de l’enfant] ne l’avait pas déguisée en rouge de la tête aux pieds » il ne l’aurait pas remarquée ! La complicité maternelle à pousser la fillette dans la gueule du loup, dans un jeu de loup y-es-tu, se dévoile avec subtilité tandis que la pulsion orale (bouffer/se faire bouffer) s’affiche comme irréductible ! Le capitaine Crochet, quant à lui, dit l’horreur d’être enfermé à tout jamais dans le pays de Nulle part, celui de l’enfance, où la pulsion de dévoration domine et le précipite à l’infini dans la gueule du crocodile !

Les contes et leurs Méchants touchent à ce réel, intraitable, si ce n’est par la fiction qui permet une vacillation entre réel et imaginaire et dont le récit fait nouage. Sophie Van Der Linden, en avant-propos de l’album, nous interroge : « Que seraient les histoires sans les méchants ? Elles ne seraient sans doute plus des histoires […] Le méchant est ce qui fait passer du banal à l’extraordinaire, du simple au complexe[2]. » En donnant figure au monstrueux et à nos peurs les plus intimes, le Méchant nous fascine car il nous permet de projeter sur lui nos instincts les plus infâmes. Le Méchant est une fenêtre ouverte sur l’Altérité, part irréductible et radicalement Autre dont chacun provient ! À l’invisibiliser en le tournant en ridicule, ne fait-on pas courir aux enfants le risque de perdre cette soupape qui leur donnait chance d’enserrer le réel par le fantasme ? Autant de questions que cet album – œuvre d’art – suscite en mettant sur le devant de la scène des Grands Méchants qui ont l’étoffe de héros !

 

[1] M. Desplechin, E. Oriol., Les Grands Méchants, Kaléidoscope, octobre 2024.

[2] Ibid.

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