« La réalité n’existe jamais que sous la forme que lui prête la légende.
Et la légende ne prend forme qu’en raison de la réalité qu’elle réinvente et
à partir de laquelle elle fabrique ses fables. »
Philippe Forest[1] à propos du Mentir-vrai d’Aragon[2]
Se raconter des histoires
« À force de mentir, je crois en mes mensonges. » De premier abord, ces mots résonnent comme une impasse subjective : comment sortir de la spirale ? C’est avec cette formulation syntagmatique à tonalité ironique qu’un jeune garçon de douze ans vient dire son attachement à ne pas dire la vérité. Il semble en effet que toute sa vie tourne autour du mensonge pour éviter les conflits familiaux. Fabulerait-il donc ?
Nuancer l’évidence : ne savons-nous pas grâce à Lacan que la vérité a toujours structure de fiction et qu’à ce titre elle ne peut que se mi-dire. Autre encoche dans l’acception commune : le mensonge fait-il toujours œuvre de fiction ?
L’étymologie de ces termes est éclairante car elle introduit un léger décalage : le mensonge, mentio en latin insiste sur la duperie préméditée, la nécessité d’obtenir l’adhésion de l’interlocuteur. Alors que la fiction – en latin fingere – fait la part belle au façonnage de la réalité. D’un côté, la tromperie, de l’autre l’invention.
De la fiction à la fixion
Les scénarios fictifs prennent parfois l’allure d’un échafaudage langagier qui permet de s’accrocher au champ de l’Autre en se racontant des histoires. Un mentir-vrai qui a force d’existence et dont le sujet s’empare. Pour Lacan, « le fictif n’est pas par essence ce qui est trompeur, mais, à proprement parler, ce que nous appelons le symbolique[3]. » La fiction donne la possibilité de faire face au troumatisme, de broder autour du trou du réel. C’est bien là sa vertu.
Ainsi, les récits d’un enfant – parfois à dormir debout – peuvent, dans leur dimension créatrice, produire du sens pour traiter l’impossible à dire. Et c’est bien par la fiction que se fait parfois entendre l’appel d’un sujet endétresse. Mais ces scénarios renvoient à un insupportable s’ils se fixent dans le temps et rentrent dans l’économie pulsionnelle de l’être parlant. C’est là leur face d’enfermement, leur puissance d’aliénation. Ci-gît letrajet de l’imaginaire à la jouissance, de la fiction à la fixion qui porte la trace d’une jouissance traumatique. Car le « tu mens ! » qui vient toujours de l’Autre, de l’Autre parental, fige bien le sujet à la place de celui qui sera toujours puni. Dévoilant la position de jouissance du « se faire punir. »
Une voie facettée
La dyade mensonge / punition est loin d’être étrangère à la clinique de l’enfant. Encore faut-il pour le consultant distinguer l’une de l’autre. Au contraire du mensonge, la fiction peut modeler la réalité de manière à la rendre moins traumatique, plus vivable. Et c’est bien là la vérité en acte de ce jeune sujet qui ne cherchait pas tant à tromper l’Autre du champ parental mais bien à y creuser une place. La fiction élabore donc à la fois une boussole et un appareillage de jouissance. Elle n’est donc pas tant mensonge qu’une tentative du sujet de dire sa vérité. De s’orienter, pour lui, de la varité[4].
[1] Amadou Bal BA., « Louis ARAGON, poète Mentir-vrai », 16 avril 2023.
[2] Aragon L., Le mentir-vrai, Paris, Gallimard, 1980, 670 p.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, 1960, p. 22.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « l’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre », leçon du 19 avril 1977, Ornicar ?, n°17/18, printemps 1979, p. 13.