Dans la suite des indications freudiennes[1], posons donc la question de ce que fait l’enfant par le jeu, et les histoires qu’il y raconte.
Lacan, dans sa reprise et analyse si rigoureuse du cas du Petit Hans[2] prend, avec un sérieux qui frappe, l’ensemble des histoires, foisonnantes, que cet enfant raconte à son père. Il les prend quasi chronologiquement et les lit, ligne à ligne. Notons que d’emblée, ce n’est pas la dimension thérapeutique qui intéresse Lacan. De sa propre plume, il indique qu’une phobie infantile se résorbe toute seule, dans le meilleur des cas, au bout de six mois. Ce qui l’intéresse, c’est de saisir comment fonctionne, en raison, une phobie qui se résorbe – et par-delà, de rendre compte de la logique structurale des peurs d’enfants ; carrefour et production nécessaire lors de la rencontre, là aussi de structure, avec ce que nous pouvons épingler du traumatisme qui fait trou dans le savoir.
Dans la ligne freudienne, Lacan varie à qualifier toutes ces histoires que Hans développe, ces « bavardages » d’un enfant autour de sa peur du cheval, à les qualifier qui de fantasmes, qui de délires. Alors bien sûr, il indique que fantasme et délire ne sont pas pareils, mais que l’utilisation du « terme (de délire) n’est « pas inapproprié ».[3] Lacan indique qu’il s’agit d’une élucubration de savoir, une « fomentation »[4], une série de productions imaginaires qui mettent en branle le « jeu » du signifiant. D’où l’autorisation que j’y prends de mon titre : le jeu fantasmatique ».
Ces bavardages ont tout leur intérêt et il y a un enjeu crucial, pour le psychanalyste, de les élucider, non pas dans un au-delà de ce bavardage (interprétation psychologique), mais au niveau du texte même de ce qui est produit par l’enfant. Ainsi, précise-t-il encore, que « nous y reconnaissons la matière même sur laquelle nous sommes habitués à travailler quand nous travaillons avec les enfants, la matière imaginaire, qui est toujours riche de résonances »[5] et que « cette fantasmatisation n’est pas simplement du passé »[6], mais [je souligne] qu’« elle accompagne et module son angoisse » et qu’elle a « sa force propre de construction ».[7]
C’est par ce « jeu fondamental du signifiant »[8] de cette fantasmagorie qui procède d’une logique d’un work in progress subjectif, que l’enfant traite l’angoisse de sa rencontre avec le trou au champ de l’Autre. Et cette production « enveloppe toute l’activité du sujet »[9] et « est corrélative de toute une série d’accomplissements, au sens le plus large, se manifestant par des actions tout à fait irréductibles à des fins utilitaires »[10].
Nous parlons des élucubrations d’Hans autour du signifiant cheval, mais il en va précisément ainsi de ce que nous appelons, et que Freud a mis à l’avant-plan des théories sexuelles infantiles, que Lacan qualifie « d’activité de recherche qui est celle de l’enfant concernant la réalité sexuelle »[11] et qui revient à quoi ? À tisser une toile signifiante, un filet signifiant, jeté sur la jouissance.
Les théories sexuelles infantiles sont bien là pour poser que ce n’est pas la question de leur authenticité qui importe. Elles sont, au sens premier du terme, délirantes ou encore fantasmées. Et Lacan d’insister – ce qui est une leçon clinique pour le praticien – qu’elles sont tellement imaginaires, qu’elles sont mouvantes. Ainsi, en va-t-il des productions du Petit Hans. Ce qui compte, c’est leur progrès et leurs transformations. C’est moins des termes constants qu’une certaine configuration. Ainsi, ce n’est pas toujours obligatoirement leur contenu qui importe ! Sur ceux-là, nous pouvons discuter à l’infini quant à savoir ce qu’ils représentent.
Nous savons que le cheval, dans le cas de Hans, représente alternativement plusieurs choses et personnages. C’est même précisément à cela qu’il sert ! « Le signifiant symptomatique est constitué de telle sorte qu’il est de nature à recouvrir au cours du développement et de l’évolution, de multiples signifiés et les plus différents. Non seulement il est de sa nature de le faire, mais c’est sa fonction.[12] » Ce signifiant est singulièrement dialectique (avec la question diagnostique qui se pose quand ce n’est pas le cas) et « nul élément signifiant, objet, relation, acte symptomatique, dans la névrose par exemple, ne peut être considéré comme ayant une portée univoque. […] les éléments signifiants doivent d’abord être définis par leur articulation avec les autres éléments signifiants ».[13]
Nous épinglons ainsi deux orientations fondamentales pour le praticien concernant l’orientation lacanienne quant à ce jeu fantasmatique de l’enfant :
- Le progrès de ses permutations est là pour faire le tour des solutions possibles – concernant cette rencontre traumatique. Il est là pour produire une reconfiguration subjective après la rencontre avec un élément qui est venu mettre en cause, ruiner les identifications infantiles construites jusque-là. C’est son usage. C’est quelque chose que l’enfant doit parcourir « jusqu’à un certain point pour franchir le passage difficile d’une certaine carence ou béance, et pour trouver son repos et une harmonie ».[14]D’où la première orientation : assez bien orienter ses interventions, pour « ne pas tarir, mais au contraire stimuler à la fin la série de ses productions » ![15] C’est d’une importance majeure : ce dont il s’agit dans l’analyse, c’est de permettre à l’enfant – donc de ne pas y faire obstacle – de développer les significations dont son système est gros, tout en ne se tenant pas à la solution provisoire.
- Permettre ainsi à l’enfant de faire le tour, par son jeu-même, des solutions possibles. C’est à quoi s’attelle la recherche de Hans, avec une batterie de signifiants choisis (par le sujet). C’est à ce niveau-là qu’il nous faut l’élever. À cette orientation près : « Ne l’oubliez jamais, le signifiant n’est pas là pour représenter la signification, bien plutôt est-il là pour compléter les béances d’une signification qui ne signifie rien. C’est parce que la signification est littéralement perdue, c’est parce que le fil est perdu, comme dans le conte du Petit Poucet, que les cailloux du signifiant surgissent pour combler ce trou et ce vide.[16]»
[1] Vanderveken Y., Le jeu fantasmatique I.
[2] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994.
[3] Ibid., p. 290.
[4] Ibid., p. 305.
[5] Ibid., p. 320.
[6] Ibid., p. 305.
[7] Ibid., p. 305.
[8] Ibid., p. 282.
[9] Ibid., p. 251.
[10] Ibid., p. 251.
[11] Ibid., p. 251.
[12] Ibid., p. 288.
[13] Ibid., p. 289.
[14] Ibid., p. 267.
[15] Ibid., p. 285.
[16] Ibid., p. 330.