Vraiment ? Il fabule ?

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Rêves et fantasmes de l’enfant… Mais aussi historiettes, jeux, blagues ou rêveries… Ce matériel signifiant, en tant qu’il est signifiant, est à prendre au sérieux. C’est du matériel associatif nous rappelle Daniel Roy dans le texte de présentation de la prochaine journée de l’Institut de l’enfant.
L’enfant qui déplie une histoire qui semble tout à fait farfelue, apporte des signifiants qui font son univers.
L’usage dépréciatif du terme de « fabulation » laisse entendre que ce qui est amené par l’enfant ne serait pas vrai, en tant que cela serait éloigné de la réalité même de l’enfant, voire de la réalité tout court.

 

Au-delà de la réalité

Si les psychanalystes n’omettent pas les données réelles de certaines situations, ils veillent surtout à ne pas appréhender les situations exclusivement sous l’angle de la réalité en tant qu’elle serait vraie.
Dans le Séminaire xiv, Lacan prend l’exemple du rêve à répétition rapporté dans le cas de l’homme aux loups. Si Freud était animé par la question  ̶  Est-ce que c’est vrai ou pas ?, sa question ne signifie pas qu’il s’agit de « savoir si oui ou non, et à quel âge il a vécu quelque chose qui a été reconstruit à l’aide de cette figure. Freud ne doute pas de la réalité de la scène originelle, mais pour lui l’essentiel est ailleurs, il suffit de le lire pour s’en apercevoir – c’est de savoir comment le sujet a pu, cette scène, la vérifier – la vérifier de tout son être. Il l’a fait par son symptôme. Ceci veut dire que c’est ainsi qu’il a pu l’articuler en termes de signifiant »[1].

 

Le langage, cet intrus

Lorsque nous n’avons pas l’idée du langage en tant qu’il est une matière, comment accueillir les trouvailles signifiantes de l’enfant ?
L’enfant jouit des mots, des « quelques détritus […] avec lesquels il faudra bien qu’il se débrouille »[2], avant même d’en connaître la signification, avant d’entrer dans les lois de la syntaxe et de la grammaire.
Évoquons ce souvenir de Michel Leiris, rapporté dans le texte, « … Reusement ! »[3]
La focale du narrateur est braquée sur le tapis de la pièce, son terrain de jeu, décor dans lequel il inscrivait des palais, des sites, des continents…[4]Un soldat, de plomb ou de carton-pâte, jouet de l’enfant, tombe par terre. Echappé de ses mains malhabiles, encore inaptes à tracer, sur un cahier, même de vulgaires bâtons.[5]C’est donc un temps de la toute petite enfance, M. Leiris ne sait ni lire ni écrire.
« L’essentiel n’était pas qu’un soldat fût tombé », écrit-il. L’essentiel était que « cette chose tombée fût un objet ressortissant à ce monde clos des jouets »[6]. « En grand danger d’être cassé », […] « L’un de mes jouets, c’est-à-dire un des éléments du monde auxquels, en ce temps-là, j’étais le plus étroitement attaché »[7] .
Que se passe-t-il alors ? « Je me baissai, ramassai le soldat gisant, le palpai et le regardai. Il n’était pas cassé, et vive fut ma joie. Ce que j’exprimai en m’écriant : « …Reusement ! »
Le voilà le mot de M. Leiris empreint de son expérience de jouissance faite de deux temps, la possibilité de l’arrachement et de la destruction d’un objet de son monde, mais aussi la joie vive d’éprouver le fait que l’objet soit intact malgré ce petit moment de vacillement hors de son monde à lui.
Le couperet ne vient pas de la chute du soldat mais de l’observation qui surgit : « L’on ne dit pas ″ …reusement ″, mais ″ heureusement ″ ». Le mot entamé était employé « sans nulle conscience de son sens réel, comme une interjection pure » et tout d’un coup, le mot entier, apposé ici avec son réseau de contraintes, « se trouve inséré […] dans toute une séquence de significations précises ».
Cette effraction du mot dans l’univers de jouissance de M. Leiris, ce bain de langage fait de mots, de bouts de mots, de sons « tout à fait personnels », c’est l’entame dans son univers qu’il éprouvait « comme fermé ».

Ce mot-ci et d’autres cessent alors, dit-il, d’être une « chose à soi » : « De chose propre à moi, il devient chose commune et ouverte. Le voilà, en un éclair, devenu chose partagée ou – si l’on veut – socialisée »[8].
Voici dit, on ne peut plus clairement, ce que peut être lalangue en un seul mot, tel que Lacan l’a écrit : « Le langage, dit-il, est fait de lalangue. C’est une élucubration de savoir sur lalangue. » [9]

 

Entendre

Leiris s’intéresse donc à ce qui existe dans le rapport qu’a le petit enfant au langage, avant qu’il ne sache lire et écrire.
Ce qui s’entend est d’abord au premier plan. « Quand on n’est pas encore initié au grand mystère de la lecture ou que, novice encore, on vient à peine de le pénétrer, les mots – appréhendés par la seule audition – se présentent sous d’étranges figures qu’on aura peine à reconnaître lorsqu’on les verra, en noir sur blanc, écrits »[10].
Ces étranges figures, M. Leiris les appelle aussi « les monstres oraux », les « créations saugrenues » qui se meuvent sur un plan « qui, plus tard, semblera fantastique ! ».
Il reconnaît, que, dans le « langage ordinaire », dit-il, il y a semé, partout, des « chausse-trapes ». Parmi les représentations qui étaient préoccupantes pour le petit enfant qu’il était, il y avait la figure du gâteau qui pleure, figure qui fut engendrée par « l’expression familière pleurer comme une Madeleine » [11].

Ces mots et ces phrases entendus, qui frappent dans leur puissance de signifiant, sont aussi ceux de chansons et de comptines, dont les découpes usuelles de la langue ne s’entendent pas toujours. À la place, des découpes singulières s’entendent : « Les phrases imbibées de musique acquièrent un lustre tout spécial, qui les sépare du langage commun, les nimbe d’un prestigieux isolement »[12].
Ce sont des signifiants qui dévient « la trajectoire programmée du signifié »[13] comme le dit J.-A. Miller.
Ce sont eux qu’il y a à entendre et à cueillir pour laisser se déposer et se dessiner la langue matérielle, chargée de jouissance.
Cette langue qui fait le monde de l’enfant.

 

[1] Lacan J., Le Séminaire XIV, La Logique du fantasme, Éditions du Seuil et Le Champ Freudien, texte établi par J.-A. Miller, janvier 2023, p. 61.

[2] Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n95, avril 2017, p. 14.

[3] Leiris M., Biffures, La règle du jeu, vol. 1, Paris, Gallimard.

[4] Leiris M., Biffures, p. 11.

[5] Ibid., p..12

[6] Ibid., p. 13.

[7] Ibid., p. 13-14

[8] Ibid., p. 15.

[9] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Éditions du Seuil, 1975, p. 127.

[10] Leiris M., Biffures, p. 16.

[11] Ibid., p. 17.

[12] Leiris M., p. 23.

[13] Miller J.-A., « L’interprétation à l’envers », La Cause freudienne, n° 32, 1996, p. 9-13.

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