L’hallucination ou la topologie du refoulement

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L’hallucination chez l’enfant est une réalité clinique difficile à appréhender, car elle ne fait pas d’emblée l’objet d’une subjectivation critique. S’imposant au sujet, elle est un phénomène langagier qui prend des formes variées, allant des phrases imposées aux bruits parasitaires.

Comment dès lors, le clinicien qui intervient auprès de l’enfant, tant dans une pratique en cabinet que dans un cadre institutionnel, peut-il avoir une idée de la présence de tels phénomènes éprouvés dans le corps du parlêtre ? Quel serait même l’intérêt d’un tel repérage ?

Dans son texte « Interpréter l’enfant [1] », Jacques-Alain Miller nous invite à considérer combien un tel repérage est crucial, car si tous les enfants n’ont pas forcément affaire à l’hallucination, il en est qui se trouvent démunis pour y faire face.

Ainsi, pour avoir ne serait-ce qu’une idée de la présence d’hallucinations, il est requis d’en élaborer une conception, comme l’indique Lacan à la suite de Freud en posant que « la réalité humaine se construit sur un fond d’hallucination préalable [2]. »

J.-A. Miller nous indique d’aller voir ce que Lacan dit à ce propos dans la leçon du 3 décembre 1958 du Séminaire VI, Le Désir et son interprétation, où il livre quelques éléments précieux pour situer justement l’émergence de l’hallucination, à partir de l’analyse du rêve d’un tout petit enfant âgé de dix-neuf mois.

 

Le rêve de la petite Anna

Dans cette leçon, Lacan reprend l’analyse de ce rêve dont Freud est lui-même témoin et qui lui permet notamment de préciser en quoi le rêve chez l’enfant se distingue de celui de l’adulte. Chez l’enfant, la thèse selon laquelle le rêve est la réalisation d’un désir est plus radicale : « le désir irait tout droit, de la façon la plus directe, à ce que le sujet désire [3]. »

Freud reprend ainsi ce qu’il observe auprès de la petite Anna : « Ma plus jeune fille, [], avait eu un beau matin des vomissements, et avait été mise à la diète. Dans la nuit qui suivit ce jour de famine, on l’entendit appeler pendant son rêve : Anna F.eud, Er(d)beer, Hochbeer, Eier(s) peis, Papp ! [4] »

Ce rêve est-il un rêve, au sens psychanalytique ? Il est permis de se poser la question eu égard à la nécessité que pour qu’un rêve soit pris en considération, il y faudrait le récit qu’en fait le rêveur. Ici, nous assistons plutôt à un rêve « en direct », Freud recueillant des mots de la bouche de la rêveuse au moment même où elle rêve. Lacan objecte qu’il n’en est rien : il s’agit bien d’un rêve en ceci que ce sont des signifiants produits par le sujet durant son sommeil : « La valeur exemplaire du rêve surpris par Freud est qu’il soit articulé à haute voix pendant le sommeil, ce qui ne laisse aucune espèce d’ambiguïté sur la présence du signifiant dans son texte actuel. [5] »

La chose étant établie, nous avons affaire à un rêve dans sa forme élémentaire en ceci qu’il énonce une série de mots qui sont des noms dont le premier est celui du sujet lui-même : « tout est là de l’implication du sujet humain dans l’acte de la parole – il s’y compte, il s’y nomme. [6] »

Ce rêve, d’autre part, met en exergue la fonction de satisfaction qu’il permet d’opérer. En rêvant de fraises, la petite Anna obtient sa revanche « contre la police sanitaire de la maison [7] » qui voulait les lui interdire, en se servant de son nom « pour exprimer sa prise de possession [8]. »

Lacan indique que « nous voyons […] le signifiant se présenter à l’état floculé, c’est-à-dire dans une série de nominations. Ces nominations constituent une séquence dont le choix n’est pas indifférent […] il s’agit précisément de tout ce qui lui a été interdit, inter-dit, de tout ce à la demande de quoi on lui a que Non ! il ne faut pas en prendre. Ce commun dénominateur introduit une unité dans la diversité de ces termes [9]. » Derrière la série, il y a ce qui la fonde et qui est l’unité de représentation, Vorstellung.

 

Satisfaction hallucinée

La question de la satisfaction pulsionnelle, au-delà de celle du désir, est donc au cœur de ce qui se joue dans la fonction de ce rêve. Lacan reprend à ce propos le processus primaire freudien, soit le principe dit du plaisir, pour situer l’enjeu de satisfaction. C’est sur ce point de la satisfaction que peut s’établir une connexion avec la question de l’hallucination : « Quand le processus primaire est seul en jeu […], dit-il, il aboutit à l’hallucination. […] Cette hallucination se produit par un procès de régression [que Freud] appelle régression topique [10]. »

L’apport freudien est ici fondamental lorsqu’il postule que l’objet de la satisfaction, du fait même qu’il est interdit, se trouve halluciné, soit créé de toute pièce sous la forme d’une Vorstellung. L’excitation obtient alors « une satisfaction qui est, à proprement parler, hallucinatoire [11]. »

« Pour Freud, nous dit Lacan, le phénomène hallucinatoire vaut […] par son insertion dans un circuit. » Partant de là, le processus secondaire se présente comme « un comportement de mise à l’épreuve de la réalité hallucinatoire, de l’expérience, Erfahrung [12]. »

 

Critiquer l’hallucination de la bonne façon

Au-delà de ce parallèle fait avec le rêve, qui met en jeu la question de la satisfaction, Lacan indique que l’hallucination est avant tout un phénomène langagier témoignant du défaut forclusif : ce qui n’a pas pu être symbolisé fait retour dans le réel sous la forme de sons, de mots, de phrases que le sujet perçoit de manière plus ou moins distincte. Ce sont des phénomènes de frange vis-à-vis desquels le sujet peut adopter différentes postures, allant du doute à la certitude.

La position de l’analyste, voire du clinicien orienté par la psychanalyse, sera alors de favoriser l’accueil et l’écoute de ces phénomènes pour convier le sujet, non pas à les adopter tels quels, c’est-à-dire à les subir, mais bien plutôt l’inviter à les critiquer. Mais il s’agit de le faire de la bonne façon, avec tact et délicatesse, dans un dialogue qui se situe au-delà du sens des mots.

Selon J.-A. Miller, il y a deux modes de critiques qui peuvent s’envisager : le premier revient à situer le clinicien en tant que « gardien de la réalité [13] », visant à supprimer l’hallucination, ce qui peut être illusoire étant donné son caractère réel ; le second mode, plus réaliste et pragmatique, « enseigne comment manœuvrer l’hallucination, c’est-à-dire qu’il communique un procédé [14] », ce qui revient à soutenir le sujet pour trouver une façon de faire avec le réel de l’hallucination, soit, en somme de s’en défendre.

 

 

 

[1] Miller J.-A., « Interpréter l’enfant », Le savoir de l’enfant, collection de la petite Girafe, Paris, Navarin, 2013.

[2] Lacan J., Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 85, cité par Miller J.-A. in « Interpréter l’enfant », op. cit., p. 26.

[3] Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, texte établi par J.-A. Miller, Paris, La Martinière/Le Champ freudien, 2013, p. 81.

[4] Ibid., p. 81.

[5] Ibid., p. 89.

[6] Ibid., p. 92.

[7] Ibid., p. 81.

[8] Freud S., L’interprétation du rêve, « Le rêve est un accomplissement de désir », chapitre iii, Paris, PUF, p. 120, cité par Lacan J., in Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 81.

[9] Ibid., p. 89.

[10] Ibid., p. 83.

[11] Ibid., p. 83.

[12] Ibid., p. 85.

[13] Lacan J., « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 359, cité par Miller J.-A., in « Interpréter l’enfant », op. cit., p. 26.

[14] Miller J.-A., « Interpréter l’enfant », op. cit., p. 26.

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