Ce travail sur « l’instantané » du fantasme prend son départ d’une séance d’analyse avec un enfant de moins de quatre ans, et s’oriente d’une indication de Lacan (SVI) sur le « moment de disparition du sujet » dans la fonction du désir. Cette indication concerne la position du sujet du désir dans son rapport avec l’objet a telle que Lacan l’écrit dans sa formule du fantasme ($<>a). Elle se lit dans l’énoncé suivant : « pour ce que j’appelle fantasme en tant que support du désir, il est exigible que le sujet y soit représenté dans le moment de sa disparition[1]. »
« Tu as un gros stylo rouge comme maman », me dit Robin. Un temps d’arrêt suit où il suspend son regard à celui de sa mère qui à son tour marque un temps d’arrêt en fixant l’objet. Elle dit banalement : « c’est vrai, j’ai le même stylo ». L’enfant restera silencieux toute la séance, et ce sera sans un mot que, trouvant un livre dans la bibliothèque avec une image de bougie, il le pose incognito face à sa mère, ouvert sur la page où s’étale une dédicace.
L’image du stylo a fait support à son désir d’enfant de jouer avec, ainsi qu’au désir de sa mère qui voudrait passer outre. Ce moment de suspens devant le stylo a indexé chez chacun des partenaires sa position de sujet dans le désir. L’enfant ne peut pas dire. La mère dit trop de choses. Le silence de l’enfant a lesté ces images, stylo, bougie, dédicace qui, à défaut de faire message pour atteindre l’Autre, ne sont que des formes imaginaires qui représentent le sujet dans ce moment de disparition[2]. Robin veut partir. Face au sans recours de l’enfant, je lui propose aussitôt de demander à ses parents de revenir, ce qu’il a accueilli par un « oui » bien sonore.
Lacan au début du séminaire VI écrit la formule du fantasme ($ <> a), déduite du schéma L, pour exprimer que cette « absence » est « caractéristique de l’incidence du désir sur le rapport du sujet avec les fonctions imaginaires[3]. » À la fin du séminaire, il revient sur cette « absence » qu’il situe dans le sujet comme « temps suspendu, un moment de disparition du sujet qui correspond à un moment d’action où le sujet ne peut s’instituer ». Le sujet ne laisse entrevoir que son être par rapport à l’Autre. L’être ne peut pas dire qui il est, mais fait appel à « un point d’imaginaire » qui signale sa présence par une sorte de « densité ». Ce point imaginaire s’articule dans la structure du fantasme[4]. Lacan conseille de suivre dans l’expérience les transformations du sujet qui inscrivent les identifications du sujet au phallus[5].
Mais qu’en est-il pour la mère ? Deux questions l’ont divisée : son enfant était-il encore son bébé ou est-il un garçon ?
Ce moment est crucial pour un garçon qui a à choisir dans son rapport au phallus entre l’être ou l’avoir. C’est alors que la transformation des relations du sujet à l’Autre a à se substituer au rapport mère/enfant. Cette transformation s’accompagne de récits : où à la scène du stylo a été substitué un autre récit propre à la mère ; où à la scène de l’enfant et du cousin vérifiant leur organe, énoncé par un adulte, a été substitué le dit de Robin : « c’est pas moi c’est lui ! ».
Ces substitutions de récits, qui sont du « ressort du symbolique », se concluent par la substitution de l’image de l’autre au sujet. Punir ou parler questionne cette mère qui opte pour me rapporter la parole de son fils. Cette parole la rassure : son fils est un garçon, comme son cousin ! Mais cette parole, pour l’analyste, indique la capacité du sujet à « se faire image de l’autre », i(a). Il y a donc clairement un rapport du moi du sujet en tant qu’image de l’autre i(a) au petit autre. L’image de l’autre, i(a), représente le sujet disparu, « exigible » dans le fantasme, tel que Lacan l’a indiqué. Cette opération permet à l’enfant de remplacer sa relation à sa mère par des jeux de garçons. Elle permet aussi de faire valoir le fonctionnement de la structure quadripartite du fantasme que Lacan a raccourci dans la formule ($<>a) au travers de laquelle se constitue le sujet du désir.
Cette structure s’initie avec la première relation de l’enfant à sa mère centrée sur l’appréhension par l’enfant de la totalité, soit de sa mère comme Un dont il est l’objet[6]. Ce rapport au Un est le cadre où s’inscrivent les relations de l’enfant, comme un, à son propre corps : dans le miroir, où il se reconnaît dans son image comme séparé de l’Autre et à laquelle il donne une valeur élective ; dans le spéculaire, quand il accède à un certain « rapport transitif identificatoire » avec un petit autre du même âge. Le premier rapport au Un de la mère, souligne Lacan, ne se soutient qu’articulé au second dans le rapport à son corps qu’il règle, en tant qu’il y « interfère » et est sous « sa dépendance ». Ces relations sont constituées : du sujet, de son moi qui est l’image de l’autre i(a), du petit autre, du grand Autre. La scène de saint Augustin, à laquelle Lacan se réfère, montre que l’enfant s’identifie d’abord à l’enfant dans les bras de sa mère (au Un), puis il s’identifie à l’enfant qu’il voit i(a) et qui possède l’objet (a) désiré par lui.
Cet objet désiré, d’être désiré par le sujet est devenu un objet symbolique qu’il peut nommer. Par le jeu des substitutions qu’il articule, le sujet tout à sa passion jalouse se divise, donnant forme à ce qu’il est comme sujet du désir et en tant qu’il est aussi sujet parlant, au prix de modifier sa relation à sa mère. Car ce qui compte, c’est que la scène de disparition du sujet se passe sous le regard de l’analyste, et qu’elle percute chez l’Autre la scène de l’identification transitive surprise par le regard de l’adulte.
[1] Lacan J., Le Séminaire, livre vi, Le désir et son interprétation, texte établi par Jacques-Alain Miller, Paris, Éditions de La Martinière et Le Champ freudien éditeur, 2013, p. 491.
[2] Ibid., p. 500.
[3] Ibid., p. 145.
[4] Ibid., p. 501.
[5] Ibid., p. 534.
[6] Ibid., p. 259-263.