Le contexte de la venue au monde de George Sand (avec le mariage de ses parents désapprouvé par la grand-mère paternelle) eut de nombreuses incidences sur sa jeunesse, l’amenant notamment à grandir séparée de sa mère de longues années. Enfant, elle enfile des costumes, s’invente une vie, s’échappe dans des rêves qui percutent la réalité. Dans ses nombreux contes, elle travaille sans relâche à « enchanter le réel par le pouvoir de l’imagination et du rêve[1] ». Elle sera une « femme qui aime intensément », et « un homme qui écrit avec acharnement », s’engageant pour « changer le monde, lutter contre la pauvreté, éduquer les femmes, les ouvriers, les paysans ».
L’Histoire du véritable Gribouille, nous conte un monde fantasque et les péripéties d’un malheureux enfant, « maltraité et rebuté » par sa famille de voleurs, car « trop simple et trop poltron, à ce qu’on disait, pour faire comme les autres[2] ». Gribouille part donc dans le monde livré aux « hasards qui [le] poussent à droite et à gauche[3] », questionne qui veut l’entendre dans l’espoir de trouver « le moyen d’être aimé de ses parents autant qu’il les aimait lui-même[4] ». Dans cette quête solitaire, peuplée de mauvaises rencontres et d’autres pour le moins étranges, le jeune Gribouille ne sait jamais très bien s’il rêve ou s’il est dans la réalité …
« Ce n’est pas pour rien – dit Lacan – que Freud insiste sur la dimension essentielle que donne le champ de la fiction à notre expérience de l’unheimlich. Dans la réalité, celle-ci est trop fugitive. La fiction la démontre bien mieux, la produit comme effet d’une façon plus stable parce que mieux articulée. C’est une sorte de point idéal, […] puisque cet effet nous permet de voir la fonction du fantasme[5] ».
Gribouille apprendra, une quinzaine d’années plus tard, de la belle et douce Reine des prés, sa marraine qui le recueille et le protège, les mots cruels de son père à sa naissance – telles ces « petites phrases assassines qui touchent à l’être[6] » : « Ma foi, disait-il d’une voix grondeuse sur le seuil de sa porte, voilà un marmot qui me coûtera plus qu’il ne me rapportera. Je ne sais à quoi a pensé ma femme de me donner un fils si petit et si vilain ; si je ne craignais de la fâcher, je le ferais noyer comme un petit chat.[7] »
« Le dit premier décrète, légifère, aphorise, est oracle[8] » écrit Lacan. Des phrases marquent le corps du parlêtre, l’assujétissant aux signifiants de l’Autre : « On m’a toujours dit autrefois que j’étais né fort simple (…) Vous voyez donc que je suis un grand niais ou un grand étourdi, et vraiment j’en suis tout honteux[9] », s’excuse encore le pauvre Gribouille auprès de la Reine des près.
C’est bien sur ce point, sur ce qui fait oracle, que Carolina Koretzki relève le « poids[10] » dont un sujet peut pâtir : ces « marques », ces paroles marquantes, prennent à l’occasion un poids qui est valeur de jouissance ; et « c’est précisément parce qu’un hiatus existe entre la marque et le poids, que nulle parole ne saurait être condamnation[11] » ajoute-t-elle.
Alors, demandons-nous : comment Gribouille s’extrait-il de ces paroles oraculaires qui ont pu orienter son destin ? Cela ne sera pas, me semble-t-il, sans un acte courageux de sa part qui lui permettra de tordre la méchanceté qui l’avait frappé.
Le conte nous transporte ainsi dans des lieux et avec des êtres où la magie et le merveilleux agissent comme par enchantement. La Reine des près revêt sa figure naturelle, celle d’une magnifique fée qui permet, par un sourire, de redonner vie à la prairie et que se lèvent des sortilèges ; Gribouille pourra redevenir le « véritable Gribouille[12] », enfin « sorti du monde des méchants[13] » pour cent ans de félicité[14]…
Pour ce jeune enfant du conte, sur le berceau duquel le doux souffle du baiser de la belle demoiselle bleue[15] s’était jadis déposé, infléchissant le sombre accueil de ses parents, il devient alors possible de s’extraire de la foncière méchanceté de l’Autre, rencontrée très tôt.
George Sand nous transporte dans un monde féérique, où le sort de notre héros « ne fut point regrettable[16] » puisque c’est dans l’île de la fée qu’il pourra passer le reste de son existence, pour cent ans petite fleur bleue, et les cent autres années, jeune et beau Sylphe aimant sa marraine…
En nous contant cette histoire, George Sand nous introduit à la proximité du rêve et de la réalité dans l’enfance ; nous fait saisir la fonction des fictions et des fantaisies pour un enfant, lui permettant de prendre position et de s’extraire de ce qui pourrait faire destin.
[1] Sand G., Le Château de Pictordu, Paris, Gallimard 2012, préface de Martine Reid, p.11.
[2] Sand G., Histoire du véritable Gribouille, Paris, De Borée, 2014, p.11.
[3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 162 : « Ce sont les hasards qui nous poussent à droite et à gauche, et dont nous faisons notre destin, car c’est nous qui le tressons comme tel ».
[4] Sand G., Histoire du véritable Gribouille, op.cit, p.13.
[5] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 61.
[6] Bonnaud H., « Phrases lues sous transfert », Blog des 54èmes Journées de l’École de la Cause Freudienne, https://journees.causefreudienne.org/phrases-lues-sous-transfert
[7] Sand G., op. cit., p. 78.
[8] Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, Seuil, 1966, p. 808.
[9] Sand G., op. cit., p. 87.
[10] Koretzky C., « La marque et le poids », Blog des 54èmes Journées de l’École de la Cause Freudienne, https://journees.causefreudienne.org/la-marque-et-le-poids
[11] Koretzky C., ibid.
[12] Sand G., op. cit., p. 69.
[13] Ibid, p.73.
[14] Ibid, p.-p. 69-72.
[15] Ibid, p. 78.
[16] Ibid, p. 114.