Apprendre d’une scène à l’autre
Si les enfants ont envie de croire aux histoires, c’est qu’elles leur parlent de choses qui les concernent « en vérité » au plus près. Ils peuvent y trouver une mise en forme imagée, parlée de ce qui les agite, à travers des figures et des personnages, un jeu, un théâtre, une scène où se déploient fantasmes, songes et rêveries, un soutien à la difficulté et au désir de grandir. Le jeune enfant privilégie l’univers du conte merveilleux qui aborde les épreuves de la vie tout en laissant, par un dénouement heureux, le message que cette vie vaut le coup d’être vécue.
Dans l’injonction à la lecture faite aux enfants, les adultes ont bien souvent une visée, avouée ou non, utilitariste. Ils engagent à choisir des récits témoignages « réalistes », des documentaires sérieux, porteurs d’un savoir, là où les « histoires » seraient pur divertissement.
En-corps des histoires !
Enseignante en classe maternelle, j’ai remarqué combien un enfant est mobilisé par l’écoute des histoires, tout autant que par leur invention, leur fabrication. Tout son être est au travail, son corps engagé, soit par le choix d’une place, une posture, des mouvements imperceptibles ou manifestes, des expressions du visage, une concentration particulière. Il peut être attrapé par un son, des jeux de mots jubilatoires, une image, une péripétie qui fait énigme, différents détails qui lui permettent de se construire un monde.
Samy, 5 ans, l’air un peu ailleurs d’ordinaire en classe, est pétrifié par l’image du trou d’où sort la voix de l’ogre métamorphosé en chêne menaçant. La vaillante héroïne, qui a délivré les enfants, jette dans ce trou une lanterne qui fait tousser l’ogre et risque de l’enflammer. Il reste fixé sur cette page. Je reprends l’histoire avec lui et l’invite à entendre ce qu’elle nous dit : « la jeune fille a cloué le bec à l’ogre, c’est lui qui a peur maintenant ». Ces mots ont un effet pacifiant.
La parole du conteur accueillant le vacillement de ce qui, de la fiction, rencontre un effet de réel pour un jeune auditeur, peut alors l’aider à formuler, à trouver un passage, du jeu entre imaginaire et réalité.
Jeux de récréation
Dans la cour d’école, se créent aussi des histoires qui mettent en jeu la langue, les images, des histoires, pas sans conséquences. Comme Adèle que je vis arriver en classe, le visage défait. S. l’avait traitée de « garçon manqué ». Je m’étonnais de cette expression bizarre, et l’interrogeais : elle qui s’exprimait facilement ne dit mot. Je lui rappelais qu’on pouvait être une fille et aimer jouer au foot et inversement être un garçon et avoir envie de jouer avec la dînette ou les poupées. Elle restait silencieuse. J’ajoutais avec un petit sourire : « je ne sais pas ce que tu en penses, mais je crois qu’il est un peu jaloux, parce que c’est vrai, tu joues vraiment bien au foot et tu cours très vite… » Le lendemain, Adèle, habituellement vêtue d’un jogging et de baskets, arriva avec une jolie petite robe fleurie qui n’était pas un obstacle à la course ! Dans le rang, elle prit énergiquement S. par la main sans lui adresser un regard. Coi, il la dévisagea sans rien dire. Pour Adèle, il s’agissait moins de se conformer au code vestimentaire féminin que de s’affirmer comme une petite fille singulière. Elle préféra une réponse par l’élégance du semblant qui la situait résolument du côté féminin.
Ainsi, dans la découverte des légendes, contes et histoires ou dans les interactions avec ses semblables, il y a ce qui s’impose à un enfant et ce qu’il invente pour en rendre compte, sur la scène du jeu à l’école. Il s’agit de l’accueillir de sorte que sa vérité reste une énigme à déchiffrer, afin que l’école ne soit pas plus qu’un jeu de vie.