Les dispositifs numériques génèrent aujourd’hui de nouvelles réalités, dites « virtuelles ». La question peut alors se poser des conséquences de ces technologies chez les êtres parlants, et tout particulièrement chez l’enfant et l’adolescent.
L’enfant freudien est un bâtisseur
Les dispositifs numériques se rencontrent dans la clinique, notamment dans les rêves et fantasmes des enfants – tout particulièrement les jeux vidéo. Si l’on peut les considérer comme une colonisation de l’imaginaire ou une bride de l’imagination, le fait que ces dispositifs apparaissent dans les jeux, les fantasmes et les rêves des enfants, signe aussi une marge trouvée par le sujet, entre lui et le monde – numérique à l’occasion. Cela démontre l’intuition freudienne, celle qui l’avait poussé à considérer le jeu de l’enfant comme un effort de poésie : « L’opposé du jeu n’est pas le sérieux, mais… la réalité[1] » – même virtuelle, pouvons-nous ajouter aujourd’hui. De quoi nous rendre attentif aux inventions des enfants, rêves et fantasmes, qui en passent par ces nouvelles réalités.
La réalité est une construction
Le fait même que ces « réalités virtuelles » s’intègrent aujourd’hui à « la réalité » montre que cette dernière résulte nécessairement d’une construction, d’un agencement, d’une certaine perspective. On ne saurait ainsi dire si les dispositifs virtuels sont un risque de perte de contact avec la réalité ; mais ce qui paraît plus certain est qu’elles nous révèlent d’abord que la réalité elle-même est modifiée par ces nouveaux dispositifs qui en font aujourd’hui partie.
Quelle place l’enfant pourra y occuper ? Faut-il l’en protéger, voire l’en éloigner ? Faut-il au contraire compter sur lui pour nous apprendre à y faire ? Ces deux tentations coexistent aujourd’hui dans le lien social. Elles ont pour point commun l’éviction de l’enfant en tant que sujet, c’est-à-dire tout à la fois capable de choix et divisé quant à ceux-ci.
Rêveries adolescentes et réalités virtuelles
Intéressons-nous à un certain usage des outils numériques par des adolescents, et notamment cette mode, apparue au décours des épisodes de confinement, du « changement de réalité » [shifting] qui a pu s’emparer du réseau social TikTok. Il s’agit de réaliser un « script » pour s’immerger plus facilement dans la réalité désirée, biais par lequel de nombreux adolescents (et surtout adolescentes[2]) cherchent à échapper à leur existence quotidienne. Ces expérienceurs reviennent alors sur le réseau pour témoigner à la communauté de leur échappée onirique. Poétique et contemporain relent du bovarysme, cette tendance pique la curiosité quand on sait que le scénario le plus plébiscité par ces adolescentes est de se rendre à Poudlard, l’école des sorciers… pour y séduire Drago Malefoy. Pour ceux qui auraient échappé à la pottermania, Drago est le cruel petit blondinet, ennemi juré du héros messianique Harry Potter. Méchant, violent, prétentieux, la fougue des jeunes filles à son endroit est à la mesure de sa laideur morale.
Autour de son Interprétation des rêves[3], Freud s’était intéressé de près à la question de la fantaisie ou du rêve éveillé – selon les traductions françaises du phantasieren[4]. Rassemblant les rêveries, les fantasmes, les oublis, il insistait pour qu’une psychologie non encore advenue fasse un sort à ces moments de marge de la vie psychique et d’emblée écartés par leur étude rationnelle. Le mot d’esprit, les lapsus, les oublis, les rêves forment ce que Lacan regroupe sous le terme de formations de l’inconscient, qui sont autant d’échos des bévues de la réalité d’un fonctionnement psychique complaisamment laissé à l’insu. Constatons sommairement que les projets du casque de Réalité Virtuelle n’engagent pas les sujets à ce déplacement où pourrait s’apercevoir ce qui, depuis l’autre scène, les regarde : quelque chose d’un désir singulier, étrange… celui pour un méchant garçon, à l’occasion.
Le praticien orienté par la psychanalyse met sa pièce à l’endroit du témoignage des jeunes gens quant à ce qui les anime, pas sans surprises ni contradictions, paradoxes face auxquels ils et elles ne reculent pas.
[1] Freud S., « Le créateur littéraire et la fantaisie », in Anargyros A., Reiss-Schimmel I. & Wainrib S. (s/dir.), Créations, psychanalyse, Paris, PUF, 1998, p. 12.
[2] Mayer, J. et Mandelbaum Y. « Au pays des ados shifter », Les pieds sur terre, France Culture, émission du 22 septembre 2021. Disponible en ligne : www.franceculture.fr
[3] Freud S., Interprétation des rêves [1899], Paris, PUF, 2013.
[4] Freud, S. « Le créateur littéraire et la fantaisie », Ibid.
