Faut-il croire au Père Noël ?

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Une jeune mère me raconte un dialogue avec sa fillette d’à peine 6 ans. « Dis maman, c’est bizarre l’histoire du Père Noël ! Pourquoi ce monsieur viendrait-t-il donc déposer des cadeaux pour moi dans notre maison ? Moi je crois que c’est toi qui vas au magasin m’acheter des cadeaux et les déposes près de la cheminée ». Ma surprise fut de voir le dépit de la mère me rapportant cette démystification soudaine au point d’en avoir les larmes aux yeux. Son enfant ne croit plus au père noël, le rêve s’envole pendant que la mère se voit encore en petite fille : « c’est moi sans doute qui voudrais encore être une enfant ! »

La figure du Père Noël, comme de nombreuses traditions folkloriques, constitue un témoin privilégié des mutations symboliques d’une époque. Claude Lévi-Strauss ne s’y était pas trompé lorsqu’il écrivit « le Père Noël supplicié. [1] » Pour nous, la fonction d’une telle figure est de recouvrir la jouissance obscure qui anime nos vies. C’est ainsi que Lacan, en 1956, fait de ce personnage festif un signifiant essentiel en tant que le Père-Noël n’existe pas. C’est un des Noms-du-Père, note Jocelyne Huguet-Manoukian, dont « le succès de ce personnage bienveillant, généreux et protecteur, vient pour tous en réponse à la lourde incertitude liée aux progrès de la science, qu’il n’estompe que par illusion – dans une modernité où plus rien n’est orienté par la figure du père mais par l’argent. [2] » C’est ce que Lacan note : « Les journaux disent tous les jours que les progrès de la science, Dieu sait si c’est dangereux, etc., mais cela ne nous fait ni chaud ni froid. Pourquoi ? Parce que […] [nous sommes tous] insérés dans ce signifiant majeur qui s’appelle le Père Noël. Avec le Père Noël cela s’arrange toujours, et je dirai plus, ça s’arrange bien. [3] »

Pour Lévi-Strauss, son Père Noël supplicié représente le mystère d’une transaction symbolique onéreuse entre deux générations avec en filigrane la jouissance obscure, qui dans son propos est incarnée par les morts dans un rite des Kachinas, indiens du sud-ouest des États-Unis.

Ce Père-Noël, aujourd’hui ersatz des rites et coutumes ancestraux, réduit à être l’instrument d’une « production extensive, donc insatiable, du manque-à-jouir [4] », nous trace la voie du danger que représente le plongement précoce des enfants dans un monde sans histoire, sans passé ni avenir, hors discours, toujours plus artificialisé par l’intelligence générative, les robots et les algorithmes au profit du dieu capitaliste. Ce tarissement de la source du désir entre dans les institutions par tous les bords. Ce n’est pas demain mais déjà hier que des robots y sont entrés pour le traitement des enfants autistes.

De quoi rêvent encore les enfants aujourd’hui ? puissent-ils encore rêver du Père Noël, à moins qu’une certaine tendance de l’éducation faussement positive vienne ruiner tout accès à ce rêve au nom de la vérité ! Qu’importe, ils rêveront des robots qu’ils animeront de leurs fantasmes les plus fantasques !

S’il n’y avait plus de rêves, qu’en est-il des fantasmagories qui viennent habiller le réel ? J.-A. Miller note dans « L’inconscient et le corps parlant » que la production de fantasmes devient obsolète aujourd’hui, chacun puisant sur internet le contenu à faire jouir : « Voilà les masturbateurs soulagés d’avoir à produire eux-mêmes des rêves éveillés puisqu’ils les trouvent tout faits, déjà rêvés pour eux. » [5] La leçon qu’il en tire est que ces fantasmes ready made ne font que démontrer plus encore l’impasse structurale du rapport entre les sexes.

Dans la même veine, Antoinette Rouvroy dans une émission récente de Studio Lacan [6] montrait à souhait combien les algorithmes des outils numériques, qui règlent toujours plus, non pas la vie des gens mais la conduite des individus, sont programmés pour répondre à une politique dictée par un capitalisme aveugle qui forclot le sujet. En institution – comme l’indique Marie-Cécile Marty[7] – tout doit être mesuré et évalué, ce qui évince l’enfant du monde des semblants.

Faute de semblants, reste la possibilité du délire, car il ne peut y avoir disparition des rêves et des fantasmes que dans un procès en désubjectivation. Cela se produit lorsque la pulsion de mort se présente sans plus aucun voile, dans sa pure haine de l’Autre qui ne génère que ségrégation et rejet.

Lacan donne comme direction de la cure – et c’est une indication majeure pour le travail en institution – de tenir le plus à distance possible le régime des identifications de celui de la pulsion. Les deux registres se rejoignent certes dans l’inconscient au travers des rêves et des fantasmes – mais là dans leur fonction de voile, le refoulement ayant fait son office. Ainsi le Père Noël ne cessera de renaître de ses cendres en incarnant pour le meilleur la fonction du don magnifiée dans le don d’amour qui serait de donner son manque. Mais pour le pire, nous voyons se profiler ce que J.-A. Miller nomme la nouvelle alliance entre l’identification et la pulsion qui n’est justement pas sublimatoire, mais de pure pulsion agressive. C’est la volonté de mort inscrite dans l’Autre qui se met au service de la pulsion de mort de l’Autre [8].

Le propre du sujet est pourtant bien d’être rêveur, et même de vivre sa vie comme un rêve éveillé – et l’on sait la nécessité de ce matelas protecteur que constituent les rêves et les fantasmes pour amortir le déferlement de la jouissance vouée sinon aux dieux obscurs. La psychanalyse ne fait pas croire au Père Noël mais elle sait l’efficience des semblants pour autoriser à s’en faire la dupe afin de permettre aux vivants, enfants et adultes, de croire encore en la vie.

[1] Lévi-Strauss C., « Le Père Noël supplicié », Nous sommes tous des cannibales, Paris, Seuil, 2013.

[2] Huguet-Manoukian J., « Quand le Père Noël fait symptôme », Mental, n°48, 2023, p. 180.

[3] Lacan, J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1975, p. 361-362.

[4] Lacan J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 435.

[5] Miller J.-A., « L’inconscient et le corps parlant », La Cause du désir, n° 88, février 2015, Navarin éditeur, p. 105.

[6] Quand l’IA fait la loi, avec Antoinette Rouvroy, Studio Lacan, disponible en ligne, www.youtube.com.

[7] Marty M.-C., Fantasmes de l’Autre, texte à paraître dans un prochain numéro du Zappeur JIE8.

[8] Miller J.-A., « En direction de l’adolescence », Intervention de clôture à la 3ème Journée de l’Institut de l’Enfant, disponible en ligne, www.lacan-université.fr.

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