Avec la rupture entre « filiation » et « production d’enfants », un réel a été touché. C’est un changement majeur pour les parlêtres que nous sommes, ces êtres marqués par la langue de l’Autre. C’est un changement majeur car il y a là un contexte nouveau de la venue au monde d’un enfant, dont émerge un désir qui est celui de l’époque : « le désir de production d’un enfant sans aucun défaut, le zéro défaut, comme pour les voitures. C’est le fantasme qui rode, omniprésent [1]. » Dans les institutions, nous avons à prendre en compte les phrases qui s’immiscent à bas bruit et qui voudraient cadrer la réalité au risque de l’enfermer dans une pseudo-réalité.
Ainsi que signifie ce droit à la parole de l’enfant ? Que veut dire parler dans ce contexte ? Dans le rapport 2020 de la défenseure des droits de l’enfant, il est spécifié que pour éviter « les troubles du langage, les troubles de l’attachement et du comportement », mais aussi éviter à l’enfant une trajectoire qui ferait de lui une future victime du harcèlement, il s’agit de s’assurer que le droit à la parole de cet enfant soit garanti. La mise en place de dispositifs et de protocoles au sein des collèges est sensée le permettre. Comme le montre un article de Claire Piette, tout ceci part d’une bonne volonté au nom d’un « bien vivre ensemble [2]. » Mais cet idéal méconnait le double versant de la parole. Si s’adresser à l’autre suppose, en effet, de lui parler, les dits peuvent se trouver entraînés dans une jouissance mortifère qui pousse à déverser les mots, à « vider son sac », comme on l’entend souvent. La dimension pulsionnelle de la parole, convoquée alors dans sa version sans limite, dont surgirait une vérité toute, détruit les liens. Les conversations du CIEN pratiquées dans les écoles ou les collèges laissent vide la place de la vérité. Il n’y a pas de dernier mot, pas de transparence des dits d’un enfant dont le trajet se fait toujours dans un certain malentendu, à respecter.
Le « tout dire » correspond, en effet, à une représentation de l’enfant dans la subjectivité contemporaine où le symbolique est comme « asservi à l’imaginaire, comme en continuité avec lui [3]. » On peut faire l’hypothèse que ce qui prend consistance en ce point, c’est un imaginaire de l’enfant comme lieu de la vérité, dont le beau film de Justine Triet, Anatomie d’une chute, nous offre une métaphore inouïe. L’enfant Daniel y est pris, en effet, dans l’énigme de la mort dramatique de son père et il est celui qui doit faire éclater la vérité.
Au « tout dire », la psychanalyse lacanienne préfère l’éthique du bien dire qui cherche à cerner le réel par lequel chaque enfant est concerné et qu’il exprime à travers des signifiants qui ont marqué son être et qui, d’être insus ou rejetés, font retour.
Les conversations des laboratoires permettent d’explorer ce qui se trame, d’explorer les fantasmes de l’Autre produits dans un contexte de crise des représentations. Ces fantasmes se font normes ou slogans injonctifs qui bouchent l’accès au réel de chaque enfant pris un par un. Comment faire coupure, produire des décalages, créer des interstices, c’est-à-dire de petits espaces vides dans cette pseudo réalité cadrant l’enfant, de petits trous qui laissent place à un réel ? C’est ce que la recherche engagée au CIEN peut proposer à ses partenaires.
[1] Laurent É., « La crise du contrôle de l’enfance », Publications du CIEN, n° spécial # 3, septembre 2024, p. 6.
[2] Piette C., « Bien vivre ensemble ? », Ça frappe, ça marque, ça harcèle, Interstices n° 0, Bulletin électronique des laboratoires du CIEN francophone, novembre 2024, pp. 27-32.
[3] Miller J.-A., « Vers le réel », Comment s’orienter dans la clinique, Le Paon, 2018, p. 15.