Cette formule, « Le roman familial des névrosés[1] », nous la devons à Freud. Elle a donné lieu à un petit texte qui a servi de préface au livre d’Otto Rank, Le Mythe de la naissance du héros [2].
Freud avance que tout enfant, à un moment donné, s’imagine que ses parents ne l’aiment pas suffisamment, ou pas assez bien. Il fantasme alors que ses parents ne sont pas ses vrais parents, qu’il a été abandonné, trouvé, adopté – et il s’invente d’autres parents, plus valorisants. Il remet en cause les origines de sa naissance. Il recompose sa famille.
Ce terme de roman familial a été ajouté à la suite du développement de l’Œdipe. Freud situe cette invention, cette rêverie, à la période de latence. Il met l’accent sur le versant rêverie fantasmatique et sa capacité à faire varier les versions pour un même enfant.
Dans cette formule les trois signifiants comptent : un roman raconte une histoire. Ici, est-ce du côté de celle qui dramatise nos histoires familiales ? Ou de celle des petites rêveries qui nous bercent au moment de nous endormir ? Le terme de roman annonce la valeur de fiction du récit. « Le roman familial des névrosés », en utilisant le pluriel Freud fait entendre la variabilité des versions. Mais surtout il y a le terme de familial.
Lacan, en contrepoint de ce texte, écrira « Le mythe individuel du névrosé[3] » et choisit la formule de constellation familiale [4] à partir de laquelle le sujet construit son mythe : l’histoire qui le précède et la façon dont il s’inscrit dans le roman. Il y a des éléments de réalité et il y a la fiction. C’est bien ce qu’observe Freud.
Freud insiste sur « les parents », dans le roman familial. Il s’agit de se situer dans la parenté au moment de l’acmé de la névrose infantile et sa précipitation comme fantasme fondamental qui ne saurait être que reconstruit[5]. L’invention de figures paternelles grandioses accompagne « l’incertitude du père[6] », et témoigne d’un savoir du sujet acquis au temps de l’Œdipe. La sexualité est au cœur de cette alliance et quelque chose de la jouissance déborde l’institution familiale. La rêverie du roman familial s’appuie sur des figures freudiennes : un père, une mère, mais chacune prend son chemin fictionnel.
L’Œdipe donnait place au sujet dans le désir des parents. Le roman familial s’attaque à la famille. Les parents sont d’abord « autorité et source de toute croyance[7]. » Avec la découverte d’autres parents, d’autres histoires de famille que la sienne, l’enfant passe au « thème des relations familiales[8]. » Au travers des versions du roman familial, l’enfant « laisse jouer son imagination fantasmatique[9] », se faisant héros de nouveaux terrains d’aventure qui incluent la génération et les variantes dans la façon de faire famille.
Freud avance que le père dans le roman se distingue d’un papa, au profit d’une figure plus glorieuse, mais tout de même avec les traits du papa. Du côté de la mère, le roman familial devient plus subversif. La mère devient une femme désirante.
Le savoir acquis sur la sexualité confronte à ce qu’il y a d’indicible dans l’union ou la désunion des parents. Il y a là une destitution des figures œdipiennes au profit d’une recomposition plus fantasmatique. Si le fantasme s’attache à une petite phrase, ici la rêverie divague, dérive en fonction des fantaisies du rêveur éveillé. Comme le fantasme, le roman familial comporte des personnages, des formes variées, mais pas de scène fixe. Est-ce un accomplissement de désir comme le fantasme ? Ce n’est pas certain.
Freud ajoute une dimension particulière à la famille qui va au-delà de ce que Lacan a nommé « l’idéologie œdipienne[10]. » Le savoir sur la sexualité est au cœur de la construction du roman. Sans avoir valeur d’un concept, le roman familial vise ce qu’il y a de réel dans la famille comme le reprenait la septième Journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant.[11]
La famille reste un mot en usage que la parentalité n’a pas totalement supplanté. C’est bien ce que relève Freud. Le roman porte sur la famille et sur le rapport sexuel qui ne peut s’écrire. On comprend mieux alors la remarque de Lacan se demandant comment il est possible qu’un enfant arrive à croire que ces gens-là sont sa famille ?
[1] Freud S., Le roman familial des névrosés, Petite Bibliothèque Payot, 2014, p. 35-41.
[2] Rank O., Le mythe de la naissance du héros, Payot, 1983.
[3] Lacan J., Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose, Paris, Seuil, 2007.
[4] Lacan J., Ibid., p. 20.
[5] Cf. Freud S., le second temps de « Un enfant est battu », Contribution à la connaissance des perversions sexuelles, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2019.
[6] Freud S., Le roman familial des névrosés, Ibid., p. 39.
[7] Ibid., p. 35.
[8] Ibid., p. 37.
[9] Ibid., p. 40.
[10] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Scilicet, n° 2, p. 28.
[11] « Parents exaspérés-enfants terribles », 7ème Journée de L’Institut psychanalytique de l’Enfant, sous la direction de Valeria Sommer-Dupont et Yves Vanderveken, Palais des Congrès d’Issy-Les-Moulineaux, 18 mars 2023.