La réserve à surprises

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Dans l’article « Perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose » (1924)[1], Freud cherche à établir une différence entre névrose et psychose à partir du concept de réalité.

Dans la névrose dit-il, le sujet réprime un fragment du ça, c’est -à-dire de sa vie pulsionnelle, et privilégie certains fragments de la réalité. « La névrose ne dénie pas la réalité, elle veut seulement ne rien savoir d’elle ; la psychose la dénie et cherche à la remplacer.[2] »

Freud en conclut qu’il est possible de modifier la réalité en la refoulant ou en la niant. « Dans la névrose, [il s’agit de] remplacer la réalité indésirable par une réalité plus conforme au désir. La possibilité en est donnée par l’existence d’un monde fantasmatique, »[3] qu’il décrit comme une « réserve »[4] construite au moment de l’instauration du principe de réalité. « Le monde fantasmatique […] représente le magasin où sont pris la matière ou les modèles pour la construction de la nouvelle réalité [qui] aime s’étayer, comme le jeu de l’enfant, sur un fragment de la réalité »[5], mais pas sur le fragment dont il veut se défendre. Cependant, dans ce jeu, se trouvent les éléments du fantasme contenu dans la réserve. Pour le psychanalyste, il devient possible d’entendre les signifiants provenant et de la réserve et de l’effort de l’enfant pour construire sa nouvelle réalité pulsionnelle.

En 1899, c’est-à-dire vingt-cinq ans avant la publication de l’article précédent, Freud avait publié un autre article intitulé : « Sur les souvenirs écrans.[6] »  Dans cet écrit, il s’interroge sur l’absence de souvenirs d’enfance entre deux et quatre ans.

C’est ainsi qu’il en vient à exposer le cas d’un homme, qui après s’être libéré d’une petite phobie par la psychanalyse, dirige son attention sur ses souvenirs d’enfance. Il s’agirait de Freud lui-même.

Il décrit le souvenir : « La scène [lui] paraît assez indifférente et sa fixation incompréhensible.[7] » Dans une prairie, très verte et herbeuse, parsemée de fleurs jaunes, jouent trois enfants : le garçon, âgé de deux à trois ans, son cousin et sa cousine du même âge que lui. Il poursuit : « Nous cueillons les fleurs jaunes et tenons chacun à la main un certain nombre de fleurs déjà cueillies. C’est la petite fille qui a le plus joli bouquet ; mais nous, les garçons, nous lui tombons dessus comme d’un commun accord et lui arrachons ses fleurs.[8] » En pleurs la fillette court vers la paysanne qui lui donne un gros morceau de pain noir pour la consoler. Les garçons jettent leurs fleurs et demandent du pain noir qu’ils obtiennent. « Le goût de ce pain, dans mon souvenir, est absolument délicieux.[9] »

Freud cherche, élimine toutes les interprétations qui ne conviennent pas. Il lui semble que dans cette scène quelque chose ne va pas. C’est le jaune des fleurs qui se détache trop fort, ainsi que le goût du pain qui lui « apparaît lui aussi outré, comme dans une hallucination.[10] » Il s’intéresse à l’occasion qui est à l’origine du réveil de ce souvenir. Ainsi, un deuxième souvenir apparaît. À dix-sept ans, l’enfant devenu jeune homme se trouvait dans une famille d’amis de ses parents. La fille de ses hôtes avait quinze ans, et il en tomba immédiatement amoureux. La particularité de cette rencontre donne un indice de ce qui suivra : il se souvient avec précision de la couleur jaune du vêtement de cette jeune fille.

« Ne supposez-vous pas », dit Freud, « qu’il y a une relation entre le jaune du vêtement de la jeune fille et le jaune exagérément soutenu des fleurs de votre scène d’enfance ? »[11]

Une deuxième interprétation du psychanalyste concerna le goût du pain délicieux : « Ne remarquez-vous pas que cette représentation qui est ressentie de façon presque hallucinatoire correspond à l’idée de votre fantasme » [12] d’épouser cette jeune fille avec une vie aisée à l’avenir et le bon goût du pain ? Suivi d’un deuxième fantasme, celui d’épouser la cousine à la robe jaune. Il aurait dû rejeter les fleurs pour obtenir un pain en échange, satisfaisant ainsi l’intention de son père : renoncer pour choisir des études menant à un gagne-pain. Deux séries de fantasmes dit-il « projetés l’un sur l’autre et il en sort un souvenir d’enfance.[13] »

Deux manifestations pulsionnelles se trouvent dans cette étude : la faim et le sexuel. L’amour dans le jaune des fleurs, mais surtout « ôter sa fleur à une jeune fille, cela signifie bien la déflorer.[14] » Mais on le dit avec des fleurs.

Freud conclut que la réalité de la scène de l’enfance ne peut être que déformée. Le contenu de la mémoire se lie à un autre contenu réprimé. C’est avec le signifiant que la liaison s’établit entre le souvenir écran et le souvenir réprimé.

Ce souvenir écran se lit comme un rêve où se loge le fantasme caché. Ces souvenirs d’enfance, analysés par Freud, ne dévoilent-ils pas cette réserve d’un monde fantasmatique avec sa réalité sexuelle ?

La psychanalyse avec les enfants permet parfois, grâce aux jeux ou aux rêves, de découvrir la richesse d’un monde fantasmatique, peuplé d’une réalité sexuelle plus ou moins encombrante, où se logent les signifiants importants constitutifs de leur monde présent et à venir.

 

 

[1] Freud S., « La perte de la réalité dans la névrose et dans la psychose (1924) », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 299-303.

[2] Ibid., p. 301.

[3] Ibid., p. 302.

[4] Ibid., p. 302.

[5] Ibid., p. 303.

[6] Freud S., « Sur les souvenirs-écrans (1899) », Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 113-132.

[7] Ibid., p. 121.

[8] Ibid., p. 121.

[9] Ibid., p. 121.

[10] Ibid., p. 121.

[11] Ibid., p. 123.

[12] Ibid., p. 125.

[13] Ibid., p. 125.

[14] Ibid., p. 126.

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