Les enfants ont recours à toutes sortes d’histoires pour répondre aux questions qu’ils se posent, notamment l’énigme de leur venue au monde et partant tout ce qui y a trait : le rapport entre les parents, la différence sexuelle, etc.
Pour reprendre le cas exemplaire du petit Hans, celui-ci se met à inventer des fictions sur sa petite sœur qui sont contestées par son père, ce à quoi il réplique qu’il ne dit pas ça pour rire.
Ses parents lui ayant fait toutes sortes de mensonges à propos de la naissance d’Anna, il s’attend bien alors à ce que l’on croie ce qu’il raconte.
Ces fictions recèlent en effet une part de vérité sur le réel du sexe, à savoir qu’il n’y a pas de rapport entre l’un et l’autre des deux sexes. Hans ne se range pas encore du côté garçon ni non plus du côté fille, il est les deux à la fois et bien d’autres choses, d’autres signifiants. Il n’a pas en effet trouvé les signifiants qui symboliseraient la découverte qu’il a de son organe pénien érectile. Celui-ci lui est comme étranger, se dresse et remue tel un cheval qu’il n’arrive pas à dompter avec des mots. D’où son aveu de vouloir battre les chevaux, et même d’en avoir fouetté un qui est tombé et a fait « du charivari avec ses pieds[1]. » Et comme le père lui demande s’il l’a beaucoup frappé, il reconnaît que ce n’est pas vrai, qu’il ne l’a pas fait, mais qu’il aurait voulu le faire, qu’il y a pensé.
Son père, lui demandant qui de sa mère, Anna ou lui, il veut frapper, et Hans répondant que c’est sa mère, se livre à une interprétation œdipienne, à savoir que c’est à lui que Hans voulait appliquer ce châtiment. Freud rectifie et l’interprète comme un désir ayant deux constituantes : « une convoitise obscure, sadique, de sa mère[2] », mais aussi « une claire impulsion de revanche contre son père[3] », cette dernière ne venant qu’après la mise à jour de la première. Freud ne perd pas de vue dans son interprétation le fantasme et la pulsion et ne verse pas dans la seule version du mythe œdipien.
L’Autre réel, que figure la mère au départ, est inassouvi, et, comme tous les êtres inassouvis, cherche ce qu’il va dévorer. C’est un réel auquel l’enfant est confronté et contre lequel il doit se défendre. Dans sa phobie, cela se présente comme Hans devant subir la morsure du cheval. Au cours de son élaboration, avec ses rêves qui ne sont bien souvent que des pensées et ses fantasmes imaginaires, Hans transforme cette morsure de départ en dévissage de la baignoire dans le fantasme terminal. Ainsi que le souligne Lacan, il y a une différence entre « mordre goulûment la mère […] voire de craindre en retour cette fameuse morsure qu’incarne le cheval » et « de dévisser la mère, de la déboulonner[4] » pour qu’elle devienne un élément mobile dans l’ensemble du système des éléments amovibles, soit un objet équivalent aux autres. Ainsi le développement du fantasme de la baignoire relève d’un travail à la fois symbolique et imaginaire qui permet de réduire l’Autre trop réel à cet objet. C’est donc à travers des objets – qui une fois fixés comme signifiants, soit sa mère et sa sœur, sont ensuite réduits à l’imaginaire – que Hans constitue son fantasme également imaginaire.
Cependant Hans demeure englué dans cet imaginaire et, dans son cas, on ne saurait parler de fantasme fondamental inconscient. Ce traitement ne fait pas émerger l’objet nettoyé de l’imaginaire, l’objet qui a opéré au départ et qui ne peut être imaginé. On en reste, comme le note Lacan, à « un fantasme narcissique », soit ce à quoi le sujet aura toujours affaire et « où vient s’incarner l’image dominatrice[5]. » Si cela lui a permis l’assomption de son propre sexe, ce qui est remarquable, sa relation aux femmes demeurera narcissique.
Comme pour le névrosé, chez Hans le (-φ) se glisse sous le $ du fantasme $◊a et non pas sous le a, pointant la castration imaginaire subie au départ qui fait son moi et la maîtrise à laquelle il tient. Ainsi, la phobie lui permet-elle la production et le développement de ses constructions fantasmatiques imaginaires qui érigent une défense contre son angoisse de castration, celle qui l’empoignait avant que sa phobie ne s’y substitue.
On répète à l’envi que le fantasme a pour fonction de défendre le sujet du réel, voire de l’angoisse. Ce n’est pourtant pas sa seule fonction, car il a celle de soutenir le désir. La traversée du fantasme et partant la place qui serait laissée au désir n’adviendrait que si le névrosé affrontait son angoisse et la franchissait plutôt que de s’en défendre avec son fantasme devenu demande. Or, le névrosé ne fait pas grand-chose de son fantasme, car à la place de son objet, il met une demande, voire la demande qu’on lui demande. Mais il ne veut rien donner et surtout pas son angoisse.
Comment se forge au départ le fantasme fondamental ?
Le sujet, se définissant comme représenté par un signifiant pour un autre, il se produit entre ces deux signifiants une faille où se loge une perte d’identité du sujet qui s’appelle l’objet a.
La réitération du signifiant, soit S1– S2, qui représente le sujet, $, est corrélative de cet a, ici sous la barre selon la première de ces deux formules[6]
$
_____
a
$◊ ($◊($◊a ))
_______________
a
Dans la seconde, « inversement, le rapport du sujet et de l’objet prend de ce fait consistance en $◊a, qui n’est plus ni le sujet ni l’objet, mais le fantasme[7]. »
En d’autres termes, si la réitération du signifiant produit l’objet, ce n’est cependant pas suffisant pour que le sujet y ait rapport. Le sujet est là, béant, il ne peut plus se rejoindre. Or, c’est cette réitération du signifiant dans la chaîne signifiante qui fera qu’un signifiant quelconque sera mis en rapport avec un objet, lequel prend la figure de ces entités évanescentes que sont le sein, l’excrément, la voix et le regard. Là où l’objet était une perte de jouissance, voire une perte d’identité du sujet, nous avons le fantasme qui, autour de cet a devenu plus-de-jouir, accomplit une soudure, un gel, unifiant ainsi le rapport du sujet à l’objet a.
C’est donc seulement à partir du fantasme et de sa traversée, que le sujet pourra s’apercevoir comme objet, et non plus comme sujet accroché à sa castration imaginaire.
Nous n’avons pas abouti chez Hans – à travers ces fantasmes de flagellation des chevaux, de sa mère, de sa sœur – à un axiome de l’ordre de : un enfant est battu, cette articulation signifiante où le sujet est dans tous les signifiants de la phrase, et sur quoi plane un objet a qu’est le regard. C’est cette même fixité du regard que l’on trouve dans le fantasme pur[8], pur parce qu’il s’agit du rapport du fantasme au réel, qui s’encadre dans le rêve de l’homme aux loups.
Le regard fixe des loups, c’est celui fasciné du sujet. Le sujet est cet objet. Mais l’objet qui restera dominant chez lui, c’est l’objet excrémentiel, celui qui s’est fixé précocement au moment de la perception de la scène traumatique, soit un relâchement sphinctérien, un « premier sacrifice[9] » accompagné d’un « émoi[10] », que le sujet cède sans le savoir, ce qui est en fait reconstruit par Freud.
Pour nous se pose donc la question de la limite du traitement du fantasme dans les analyses avec les enfants. Peut-on y aborder le fantasme fondamental ? Cela me semble peu probable, car il faut laisser le temps à un enfant pour que cela soit envisageable plus tard. On a vu que ce n’est point le cas pour Hans et que pour l’homme aux loups, ce n’est que parce qu’il est adulte que quelque chose peut être construit par Freud.
[1] Freud S., « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans) », Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1992, p. 149.
[2] Ibid., p. 151.
[3] Ibid.
[4] Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, mars 1994, p. 405.
[5] Ibid., p. 407.
[6] Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, mars 2006, p. 23.
[7] Cf. Ibid.
[8] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, mai 2004, p. 89.
[9] Freud S., « L’homme aux loups », Cinq psychanalyses, Paris, P.U.F, 6e édition 1973, 1992, p. 386.
[10] Ibid., p. 392.