La fenêtre comme distraction

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Dans son poème Vagabond[1], Rimbaud, encore adolescent, plante le cadre de cette ouverture signifiante avec la métaphore de la fenêtre de la maison familiale. Ce cadre fait appui pour soutenir le point de perspective à partir duquel opérer une séparation d’avec une mère à la fois trop présente et sourde à ce qui est en jeu pour lui. En la nommant la bouche d’ombre[2] dans un autre texte, il avait témoigné que le désir de l’Autre ne s’est pas, pour lui, symbolisé. Il n’a jamais reçu d’elle l’appui phallique nécessaire à se soutenir d’une image ayant pour l’autre une certaine valeur. Il est d’ailleurs allé jusqu’à dire « qu’elle était aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb[3]. »

 

La fenêtre, distraction vaguement hygiénique

La fenêtre de Vagabonds présentée comme « distraction vaguement hygiénique[4] » ouvre sur la vraie vie, loin de sa famille, c’est-à-dire de sa mère. Si cette fenêtre est soutenue comme ouverture face à la bouche d’ombre, elle se présente comme l’équivalent du cadre d’un fantasme, lui permettant de se créer « ses fantômes du futur luxe nocturne », qu’il rejoindra dans ses fugues. Et c’est bien là où se joue la vraie vie, soit dans la mise en action comme équivalent d’un fantasme, dans sa relation avec Verlaine, dont il va se faire le metteur en scène. Relation, qu’il ne cache pas dans ce poème. Verlaine y est présenté comme « le pitoyable frère », « le pauvre frère » qui se lève en pleine nuit :

… la bouche pourrie, les yeux arrachés, – tel qu’il se rêvait !

– et me tirait dans la salle en hurlant son songe de chagrin idiot.

Avant de s’endormir, il a su, créer Le Dit poétique magistral.

Je créais, par-delà la campagne traversée par des bandes de musique rares,

les fantômes du futur luxe nocturne.

On trouve ici Le Dit poétique. Par la puissance sonore de ses mots, il nous offre ce qu’il nous donne à voir comme une succession de mises en scène de visions constituant un véritable théâtre, la luxure d’une fête. Il le dit, il crée, tout en prenant appui sur le cadre de la fenêtre « une distraction vaguement hygiénique. » Le poème se construit comme une sorte d’équivalence à ce qu’il avait mis en place dans sa poésie Voyelles. Surgit alors, à la fin, l’illuminante clarté d’un Dit poétique pour saisir le mouvement en marche, voire l’errance de l’adolescence.

… et nous errions, nourris du vin des cavernes et du biscuit de la route,

moi pressé de trouver le lieu et la formule[5].

Cet énoncé – trouver le lieu et la formule – nous apparaît comme une forme de paradigme de la quête de tout adolescent lorsqu’il remet en question, voire dénonce, la langue. De la bouche d’ombre, dont les semblants le soutenaient jusque-là, il va jusqu’à inventer une autre langue[6]. Sortir, errer seul, ou à plusieurs, incarne ce désir d’autre chose, voire un désir tout court, permettant de se sustenter. Ce désir d’ailleurs, ce démon, ce Diable au corps[7], force à ouvrir la porte de l’inconnu, à errer dans le mi-dit de la langue, qui s’origine en fait du plus intime de l’être, nouant ce plus intime au plus lointain, en un point d’extimité selon le néologisme de Lacan[8].

 

Mise en scène d’un excédent de jouissance

Ledit trouble de la conduite du sujet est sa réponse face à l’insécurité langagière qu’il endure depuis sa rencontre avec l’éveil de la sexualité qui fait trou dans le réel et dans sa langue. Il nous revient donc de saisir ce qui le fait agir, en l’aidant à trouver son lieu et sa formule. Un lieu d’adresse pour sa souffrance où élaborer sa propre formule, qui aura valeur de suppléance. Face à l’excédent de jouissance qui envahit son corps et le laisse hors discours, la fugue ou l’errance peuvent, en effet, représenter une ultime tentative d’inscription dans un lien social.

Quel est cet excédent de jouissance que Rimbaud évoque dans son fantasme poétique Sensation :

     Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l’amour infini montera dans l’âme

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la nature, – heureux comme avec une femme[9].

Cet excédent auquel le sujet se voue qui le laisse en panne « de traduction en images verbales[10] », comment la lettre du poète réussit-elle à le refréner ? Rechercher le lieu et la formule où être authentifié, rechercher son nom de jouissance, faute d’avoir justement rencontré un non à la jouissance ruineuse qui peut surgir au moment de la puberté, reste la quête centrale de l’adolescence, celle-ci peut alors trouver une issue dans le fantasme dont le sujet se fait le metteur en scène.

 

[1] Rimbaud A., « Vagabonds », in Œuvre-Vie, Édition du centenaire établie par Alain Borer, Arléa/Le Seuil, 1991, p. 349.

[2] Rimbaud A., « Mais j’ai apaisé pour un temps la bouche d’ombre », « Lettre de Rimbaud à Paul Demeny »,17 avril 1871, in Œuvre-Vie, op. cit., p. 178.

[3] Rimbaud A., « Lettre de Rimbaud à Paul Demeny », août 1871, in Œuvre-Vie, op. cit., p. 240.

[4] Rimbaud A., « Vagabonds », in Œuvre-Vie, op.cit., p. 349.

[5] Ibid, p. 349.

[6] Lacadée Ph., « Des adolescents au collège pas sans leurs professeurs » in Rosetto J. Jusqu’aux rives du monde, Striana éditions, 2007, pp. 153-158.

[7] Radiguet R., Le diable au corps, Pocket, Classique, 1990.

[8] Lacan J., Le Séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986.

[9] Rimbaud A., « Sensation », in Œuvre-Vie, op. cit., p. 125.

[10] Freud S., « Lettre à Fliess », n° 46, in Naissance de la psychanalyse, PUF, 1956, p. 145.

 

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