La bobine, du jeu au fantasme

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Lorsque Freud s’intéresse au jeu de la bobine de son petit-fils Ernst, alors âgé de dix-huit mois, il fait l’hypothèse qu’un sens est à découvrir à travers le jeu de l’enfant. Cela nous donne une indication précise sur l’intérêt du jeu de l’enfant dans la psychanalyse. Il s’interprète, c’est-à-dire qu’il dit quelque chose qu’il faut déchiffrer. Jacques-Alain Miller énonce une thèse forte concernant le jeu de l’enfant : « Là où l’enfant joue, l’adulte fantasme[1] ». Ce lien entre le jeu de l’enfant et la façon dont l’adulte fantasme nous invite à réfléchir à la façon dont Freud a interprété le jeu d’Ernst et le fantasme qui s’en extrait de son côté.

Un plaisir réitéré

À ce moment de son travail, Freud s’interroge sur l’impact de la sexualité dans la construction de l’enfant et découvre, plus précisément, que l’invention de ce jeu procure du plaisir à l’enfant. Il fait l’hypothèse qu’en lançant la bobine loin et en répétant cette action, l’enfant symbolise la disparition et la réapparition de sa mère dans ses allers et venues. Il s’agit d’une interprétation magistrale, car elle suppose qu’il y a dans le jeu de l’enfant, non seulement un sens à y déceler, mais aussi une démonstration in vivo de « la manière dont travaille l’appareil psychique, en s’acquittant d’une de ses tâches normales et précoces : il s’agit des jeux des enfants[2] ». Le jeu lui procure cette satisfaction au moment où il voit la bobine réapparaître derrière le rideau qui cachait son trajet. Celle-ci est liée à la façon dont l’objet disparaît puis réapparaît. D’ailleurs, Freud signale que le premier acte n’était pas perçu par l’enfant, mais que cela ne l’empêchait pas de le répéter. On peut avancer que n’étant pas perçu par l’enfant, il gardait sa force mystérieuse et que l’enfant le répétait inlassablement parce qu’il n’en comprenait pas le sens. En décomposant ce jeu en deux moments différents : le premier où l’enfant prononce le son « o » (loin), et le deuxième, lorsque la bobine réapparaît et qu’il l’accueille par un joyeux Da (voilà), d’où le nom de Fort-Da donné à cette observation – on obtient une formule binaire. Le Fort-Da est la contraction de ces deux temps logiques dans le circuit du jeu qui introduisent la chaîne signifiante S1-S2, dont Lacan relève l’importance dans les Écrits en indiquant que : « Par le mot qui est déjà une présence faite d’absence, l’absence même vient à se nommer en un moment original dont le génie de Freud a saisi dans le jeu de l’enfant la recréation perpétuelle[3] ».

La présence-absence

Ce jeu ouvre donc sur une symbolisation de la présence-absence de la mère. L’enfant, en lançant la bobine au loin et en la voyant disparaître et réapparaître, fait alterner ces deux temps de l’absence et de la présence. Est-ce la satisfaction produite par le deuxième temps que l’enfant cherche à répéter ? Ou est-ce parce qu’il ne comprend pas pourquoi l’objet disparaît qu’il recommence inlassablement son geste ? Nous répondrons que les deux temps sont noués. C’est parce qu’il disparaît que l’objet peut réapparaître. C’est la symbolisation du manque qui répond à sa dialectique. C’est là l’essentiel de ce qui se joue dans ce jeu. La satisfaction ne s’obtient que sur le fond d’un trou. La rencontre avec la disparition est surmontée par sa réapparition dans le champ de vision de l’enfant. On pourrait ainsi voir dans l’alternance, une construction similaire au fantasme qui opère aussi à partir de deux temps, le troisième restant inconscient selon Freud. Le jeu de la bobine serait une anticipation de la construction du fantasme. Il permet en effet une rencontre avec l’objet dans sa dimension de réel et d’imaginaire, que le sujet arrive à surmonter en trouvant une solution qui lui procure une jouissance qu’il convoquera alors de façon répétitive. Comme le fait le fantasme, cette jouissance permet de voiler le réel.

Où loger le fantasme de Freud ?

Là où le fantasme de Freud intervient, c’est dans sa lecture du jeu qu’il interprète comme une mise en acte de l’absence de la mère. Quand la mère s’en va, l’enfant trouve dans le jeu une façon de symboliser son absence. La bobine représenterait la mère qui disparaît et revient. C’est donc autour de l’absence de la mère que s’initie sa lecture, nous permettant de dire que pour Freud, la mère occupe la fonction de premier objet dont l’absence laisse sans recours.

Freud en donne d’ailleurs deux autres interprétations qui indiquent son intérêt pour le lien entre la mère et l’enfant, mais jamais en oubliant le père comme le montre la suite de l’observation.

1. Il met l’accent sur l’importance du passage de la position passive à la position active que lui permet le jeu.

2. Il fait l’hypothèse que l’enfant domine par le jeu une situation qu’il avait subie. Il reconnaît que l’affect d’amour pour la mère est au centre de cette invention et imagine qu’en lançant la bobine, l’enfant veut se venger de l’absence de la mère en lui disant « Oui, oui, va-t’en, je n’ai pas besoin de toi ; je te renvoie moi-même[4] ». À l’angoisse d’abandon se substitue l’agressivité qui permet à l’enfant de prendre le pouvoir dans la relation à l’Autre. La réponse au réel de la perte serait la domination et la violence envers la mère.

Le jeu inaugure aussi une dimension signifiante et met en acte l’alternance de ses deux temps : inscription préalable à ce qui deviendra l’écriture du fantasme qui met l’objet aux commandes et le sujet parlant dans une recherche de jouissance qui le protège du réel.

L’angoisse et le manque

De fait, le jeu sert de construction imaginaire permettant une symbolisation de ce qui n’a pas été signifiantisé, l’enfant n’ayant pas encore la possibilité d’en dire quelque chose. Celui-ci peut prendre appui sur la satisfaction qui s’en obtient. La répétition y est essentielle, engageant l’enfant dans une opération qui lui permet de pallier l’angoisse liée à la disparition de la mère. Notons que Lacan ira en sens inverse de cette lecture dans son Séminaire L’Angoisse, quand il précise que l’angoisse ne survient que lorsque l’objet ne manque pas, renversant de ce fait la perte d’objet en appui. « La possibilité de l’absence, c’est ça, la sécurité de la présence[5] ».

L’angoisse n’est pas créée par le manque mais par son absence, opération qui donne au jeu de la bobine une deuxième lecture qui indique que la phase 1, celle où s’écrit la disparition, est primordiale car elle installe le manque au cœur de la dialectique de la présence-absence. Le fantasme participe de la même structure. Il permet au sujet de surmonter « l’angoisse qui est le manque du manque », en donnant sa primauté à l’imaginaire à travers des scènes, des pensées, des rêves où l’objet sert de bouchon au réel.

Ainsi, le fantasme est un recours pour le sujet en lui donnant l’impression d’être « complet[6] ». Il méconnaît la division du sujet. « Il y a dans le fantasme − c’est son paradoxe − une soustraction de parole. Lacan parle de « l’instant du fantasme », pour essayer de l’inscrire dans le temps », mais dit J.-A. Miller, « il figure un intemporel[7] ».

Demandons-nous alors si le jeu de l’enfant qui se répète n’est pas aussi un intemporel dans la psychanalyse d’enfant.

 

  1. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Du symptôme au fantasme et retour », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de Paris 8, cours du 24 novembre 1982, inédit.
  2. Freud S., « Au-delà du principe de plaisir », Essais de psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, 1971, p. 15.
  3. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 276.
  4. Freud S., Ibid., p. 18.
  5. Lacan J., Le séminaire, Livre X, L’angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004, p. 67.
  6. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Du symptôme au fantasme et retour, » cours du 23 février 1983, inédit.
  7. Miller J.-A., L’orientation lacanienne, « Du symptôme au fantasme et retour », cours du 16 mars 1983, inédit.

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