Du fait de sa condition de parlêtre, l’homme trame des fictions avec lesquelles il apprivoise, donne sens à son destin et tente d’attraper le réel. L’histoire lui permet de s’enseigner du passé et rêver au devenir de la civilisation.Actuellement, les discours institués ont disparu pour laisser place aux divers scénarios de gouvernance. Dans le champ de l’enfance, ils visent à optimiser le devenir du petit sujet, mis en forme dans le projet personnalisé ou projet pour l’enfant. « Tout devra [y] être mesuré et évalué pour que les décisions soient les meilleures possibles [1]. » Qu’il s’agisse du projet de soin, de rééducation, d’inclusion, de protection, le projet pour l’enfant est en ce sens la trame du fantasme de l’Autre. Les lieux d’accueil de l’enfant et de sa famille sont régis par le principe des appels à projet qui, comme toute unité marchande, s’accompagnent d’un storytelling. Ainsi, le destin de ces lieux tient au choix d’une identité de fiction qui est un « arrangement symbolique [fictif produise] qui produit le maximum de plaisir pour le maximum de gens [2]. » La fonction universalisante de « la happiness [3] » et de ses méthodes prend le dessus, évacuant la dimension de l’inconscient.
Lieux de vie, espaces de jeu
Comment lire une situation pratique ? se demande un éducateur lors d’une formation CIEN en centre éducatif renforcé. Lors du séjour de « dépassement de soi », un jeune, dit délinquant, voit et entend la lune s’adresser à lui. Mise en scène ou hallucination ? À condition que l’éducateur se fasse partenaire du jeune hanté par un monde cauchemardesque, ce dernier porte attention à quelques plantes dont il se fait responsable dans le centre éducatif ; un apaisement s’en déduit. Comment en témoigner dans la trame standardisée de son projet d’insertion ?
De la praxis à l’effort de poésie
Le projet pour l’enfant est aussi l’objet de technicité des professionnels. Il nourrit un « rêve éternel [4]» : délivrer les informations opérationnelles qui cadreraient un tout objectivable. « Loin d’imposer à l’enfant un savoir » psy « prêt-à-porter, il s’agit de chercher avec l’enfant les mots qui portent et les objets qui comptent [5] » ; c’est le projet de la psychanalyse. Pour cela, il faut compter avec le temps, qui donne à lire que l’enfant se réinvente entre fictions et fixions, entre « énigme et jouissance [6] . » Alors, comment prendre en compte la parole de l’enfant ? C’est ce qu’explore Agnès Vigué Camus dans ce numéro du Zappeur.
Depuis l’école jusqu’à l’université, les lieux où l’enfant est au travail de jouer, dessiner, rêver, fantasmer, dire, sont les laboratoires d’où s’extraient ces éléments. Ils enrichissent le texte de la trame du projet de l’enfant de détails subtils et complexes. Ainsi, il revient aux professionnels d’accueillir le jeu des signifiants de l’enfant, ses semblants, sans les réduire à des prédictions via les fictions juridiques ou biologiques de l’époque, comme le propose Joëlle Goutagny[7]dans la classe maternelle. Enfin, Claire Brisson[8] illustre comment le CIEN s’intéresse aux nouvelles fictions d’appartenance, symptomatiques, qui se proposent au chevet des désarrois de « l’enfant pris dans la solitude de masse [9]» et de ses professionnels.
[1]. Laurent É., « Pourquoi des psychanalystes dans la cité d’aujourd’hui ? – Présentation », Psychanalystes en prise direct sur le social, Revue Mental n° 20, février 2008, p. 163.
[2]. Laurent É., Miller J.-A., L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique, leçon n° 8, 22/1/97, p. 140.
[3]. Lacan J., L’étourdit, Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 461.
[4]. Lacan J., Peut-être à Vincennes… Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 315.
[5]. Interpréter l’enfant, 4ème de couverture, Collection La petite Girafe, Navarin, 2015.
[6]. Roy D., Rêves et fantasmes chez l’enfant, Introduction à la 8e journée de l’Institut psychanalytique de l’Enfant du Champ freudien, prononcée en clôture de la 7e, le 18 mars 2023. Texte établi avec Romain Aubé et Ève Miller-Rose. Disponible en ligne.
[7]. À paraître dans le prochain Zappeur, n°32.
[8]. À paraître dans le prochain Zappeur, n°32.
[9]. Cf. CIEN Publications, « L’enfant pris dans la solitude de masse », n° spécial #4, octobre 2024.
