La pièce de Wedekind L’Éveil du printemps, a été écrite en 1891. Lacan souligne qu’elle « anticipe Freud et largement [1] », lequel note que « Wedekind a une compréhension profonde de ce qu’est la sexualité [2]. »
À travers un florilège de ses « expériences personnelles [3] » que Wedekind met en scène, la lecture de cette « tragédie enfantine » démontre que l’éveil de la sexualité comporte des invariants qui traversent le contexte social particulier à chaque époque.
Dans la société de la fin du xixe siècle, ce sont « la foi dans le père [4] » (Freud) et son implacable « ordre moral du monde [5] » qui sont au zénith social et non l’objet de jouissance comme aujourd’hui. Les adultes sont soumis à la toute-puissance de la religion et à un « je n’en veux rien savoir » de la question sexuelle. Aux prises avec le débordement pulsionnel propre à la puberté, chaque adolescent tente de traiter l’opacité du sexuel par l’élaboration de nouveaux fantasmes. Mais l’imaginaire ne suffit pas à ce que les « fantaisies » (Freud) donnent à la réalité son cadre ; encore faut-il que la fonction signifiante puisse opérer, car c’est par « le montage du symbolique et de l’imaginaire [6] » que la réalité se constitue.
Moritz est « comme touché de la foudre » par les « premières excitations mâles [7] » qui accompagnent un rêve dans lequel il aperçoit « des jambes en bas bleu ciel ». Incapable de symboliser cette rencontre qui fait « trou dans le réel [8] », ce que la libération sexuelle du xxe siècle n’a en rien modifié, ce rêve a pour lui la valeur d’un acte qui le plonge dans « l’angoisse de la mort [9]. » L’idée du suicide ne le quittera plus ; il « se fait l’effet d’être une reine sans tête [10] », « fantasme » dont Freud note « qu’il annonce le destin de Moritz [11] », vérifiant ainsi que, si l’imaginaire n’est pas noué à la fonction du signifiant, le fantasme vire au passage à l’acte.
Il s’imagine danser avec une fille, fuguer, partir en Amérique…, mais faute d’un « prêt-à-le porter [12] », Moritz est incapable d’élaborer un fantasme qui donnerait une orientation phallique à sa pulsion et soutiendrait son désir. Plutôt « travailler, travailler [13] » que d’approcher ce gouffre. Mutatis mutandis, un ado de notre époque qui, comme Moritz, n’est pas divisé par sa rencontre du sexuel et se réfugie dans le savoir livresque, serait étiqueté HPI.
Wendla, l’héroïne féminine, fantasme qu’elle échappe à sa mère et s’imagine « sans souliers ni sans bas », portant « aussi peu de dessous que la reine des elfes ». Son éveil à la sexualité s’accompagne de pensées qu’elle « pourrait ne plus être là » quand les autres auront grandi. Lacan note que « le fantasme de sa mort est agité communément par l’enfant, dans ses rapports d’amour avec ses parents [14]. »
Devant la « furieuse envie de savoir [15] » de sa fille sur « comment tout cela se passe », sa mère reste paralysée. Wendla traitera ce trou dans le savoir par une identification à son amie Martha, battue par son père, dont le récit lui provoque des « sueurs brûlantes [16]. »
Son ami Melchior accepte la différence des sexes et s’interroge sur le désir féminin, car « le cas n’est pas si clair [17]. » Il consent à être traversé par la pulsion et n’éprouve qu’une « légère honte », évoquant le « surgissement de fantômes ». Il est animé du désir de savoir, se pose en initiateur, ce qui lui vaudra son exclusion du lycée.
Lorsqu’il a une relation sexuelle avec Wendla, il lui dit que seule la pulsion est en jeu : « tout, égoïsme ! Je ne t’aime pas plus que tu ne m’aimes [18] », ce qui est sa façon d’énoncer que « la jouissance du corps de l’Autre […] n’est pas le signe de l’amour [19]. »
Plus tard, il acceptera la main tendue de l’Homme masqué – auquel Wedekind dédie sa pièce et dont Lacan fait un Nom-du-Père – et refusera de se laisser « entraîner dans les ténèbres » par Moritz. En acceptant de se confier « à un homme qu’il ne connait pas [20] » qui lui propose de le « conduire parmi les hommes », Melchior va vers la vie et cette bonne rencontre peut nous évoquer celle qu’un adolescent peut faire avec un psychanalyste.
Si les formes prises par la rencontre sexuelle sont nouvelles, chaque adolescent n’échappe pas au ratage, aujourd’hui comme hier « c’est pour chacun [21] » écrit Lacan ₋ car le jeune pubère fait l’épreuve de la rencontre de l’impossible écriture du rapport sexuel.
Dans ce théâtre, le rêve apparaît bien comme le soutien du désir et les rêves de virilité – laquelle est « par excellence de l’ordre du fantasme [22] » – sont légion. L’envahissement des adolescents contemporains par les injonctions à jouir ainsi que par les images, en particulier pornographiques, laisse-t-il encore place aux rêves et au désir ? La remarque de Lacan selon laquelle les garçons « ne songeraient pas » à faire l’amour avec les filles « sans l’éveil de leurs rêves [23] » reste -t- elle vraie ?
[1] Lacan J. : « Préface à L’Éveil du printemps », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 561.
[2] Intervention de Freud sur L’Éveil du printemps à la Société psychologique du mercredi à Vienne, en 1907, traduction de J.-A. Miller, inWedekind F., L’Éveil du printemps, Paris, Gallimard, 1974, p. 101.
[3] Wedekind F., « Ce que j’en pensais », À propos de « L’éveil du printemps » de Wedekind, C. Bourgois, Paris, 1974, p. 23.
[4] Intervention de Freud L’Éveil du printemps, op.cit., p. 103.
[5] Wedekind F., L’Éveil du printemps, op.cit., p. 72.
[6] Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, La Logique du fantasme, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil & Le Champ freudien, 2023, p. 20.
[7] Wedekind F., L’Éveil du printemps, op.cit., p. 22.
[8] Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps, op.cit., p. 562.
[9] Wedekind F., L’Éveil du printemps, op.cit., p. 23.
[10] Ibid., p. 41.
[11] Intervention de Freud sur L’Éveil du printemps, op.cit., p. 103.
[12] Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, La Logique du fantasme, op.cit., p. 16.
[13] Wedekind F., L’Éveil du printemps, op.cit., p. 40.
[14] Lacan J., Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil,1973, p. 195.
[15] Wedekind F., L’Éveil du printemps, op.cit., p. 46.
[16] Ibid., p. 37.
[17] Ibid., p. 21.
[18] Ibid., p. 53
[19] Lacan J., Le Séminaire, Livre XX, Encore, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 11.
[20] Wedekind F., L’Éveil du printemps, op.cit., p. 95.
[21] Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », op.cit., p. 561.
[22] Alberti C., « Que reste-t-il de nos fantasmes ? » La Cause du désir, n° 94, octobre 2016, p. 31.
[23] Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », op.cit., p 561.