La sensation est fugitive et inquiétante : il est dans une bulle où tout est ralenti, il entend un vrombissement et, derrière, la voix de son père sans mot distinct. Cela dure quelques secondes, puis tout redevient normal. Le phénomène se répète à l’identique, à intervalles irréguliers, sans prévenir, peut-être depuis toujours. Cette répétition lui rappelle un cauchemar récurrent : il entre dans la pièce où, silencieux, sont assis ses parents qui le regardent. « Qu’attendent-ils de moi » se demande-t-il ? L’angoisse le réveille. En classe ou dans la rue, ce tout juste adolescent se retient parfois de respirer, car il craint que sa respiration ne soit trop bruyante. Il se sent presque en permanence observé.
Toutes ces manifestations sont angoissantes, mais pas aussi terrifiantes que le vide, ce rien, qu’il rencontre de plus en plus souvent.
Il y a donc une gradation dans les phénomènes rapportés ici, qui va de la solitude la plus radicale au trop de présence de l’Autre. La bulle, le bruit, la voix, le cauchemar, le regard, recouvrent, a minima, le vide, le trou. Ce trou où le sujet disparaît, où tout le symbolique est aboli.
Cette description précise, certes singulière, faite sous transfert, nous apporte un repérage de quelques phénomènes élémentaires qui vont de la perplexité absolue à une infime formation délirante. Elle nous incite à être attentifs à cette gradation qui commence par l’écart entre la perplexité et l’énigme, deux phénomènes que l’on a souvent tendance à confondre.
La perplexité, c’est « l’Irrésolution qui résulte de choses embarrassées et confuses » nous apprend le Littré. L’énigme c’est la « Définition de choses en termes obscurs qui sont données à deviner. » Avec la perplexité, on se trouverait donc en deçà de la chose à deviner et c’est la confusion qui domine, tandis que l’énigme signalerait déjà que le sens doit advenir. Il s’agira alors de le deviner.
Une clinique fine peut nous faire apercevoir la perplexité comme un temps zéro qui précèderait l’énigme, qui l’anticiperait. Le rien du sens y prévaut, c’est un trou ; l’énigme serait alors le temps un qui porte en creux le sens à venir du délire, temps deux. Comme le dit Lacan dans L’envers de la psychanalyse : « L’énigme, c’est l’énonciation – et débrouillez-vous pour l’énoncé[1] » ou, plus tard, dans Le sinthome, « Une énigme, comme le nom l’indique, est une énonciation telle qu’on n’en trouve pas l’énoncé.[2] » Le « Qu’est-ce que ça veut dire ? » signale que le sens est suspendu, la production de l’énoncé est différée.
Tous ces phénomènes peuvent cependant survenir indépendamment les uns des autres et dans le désordre. C’est l’intensité de l’angoisse éprouvée qui nous en révèle la gradation. L’Autre qui s’impose, sous la forme de la voix, du regard, d’une présence menaçante, peut être effrayant, mais jamais autant qu’un vide abyssal non peuplé, complètement hors signifiant.
Ces détails cliniques ne sont pas anodins, ils nous importent dans l’accueil que nous faisons à la souffrance de nos jeunes patients et nous obligent à nous pencher sur une autre observation : Pourquoi, comment, ces phénomènes perdent-ils de leur intensité ou même cèdent-ils avec le transfert ? Est-ce la simple présence de l’analyste qui opère ? Est-ce la parole ? Celle de l’analyste, de l’enfant ? Un signifiant particulier qui en surgirait ? Quelques signifiants suffiraient-ils pour ranimer la chaine signifiante interrompue ? Est-ce l’espace, hors du monde inquiétant, de la séance analytique qui serait en jeu dans ce changement ?
« Les voix […] se modulent sous transfert[3] » disais-je lors de la première journée de l’Institut de l’enfant. Habiller le réel avec du signifiant, l’adresser à un Autre qui se prête à en être le destinataire et, par-là, n’être plus seul avec la chose ineffable, entraine une toute première interprétation, un premier nouage ténu entre réel, symbolique et imaginaire, qui inclut l’Autre du transfert[4] et participe ainsi dans bien des cas à éviter l’éclosion d’un véritable délire.
Alors rêves, fantasmes et autres fantaisies pourront reprendre place dans la vie de ces jeunes sujets particulièrement sensibles à l’offre qui leur est faite par la psychanalyse.
Les cas abordés le 22 mars prochain lors de la journée de l’institut de l’enfant nous permettront certainement d’en savoir un peu plus sur ce qui se joue dans ces choses de finesse[5].
[1] Lacan J., Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1991, p. 40.
[2] Lacan J., Le séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2005, p. 67.
[3] Chiriaco S., « Modulations de la voix », Peurs d’enfants, Navarin, 2011, p. 92.
[4] Chiriaco S., « Le phénomène de la voix bienveillante », La cause freudienne n° 68, mars 2008, p. 27.
[5] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Choses de finesse », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris 8, 2008-2009, inédit.